Guerre en Iran: néogaullisme et cynisme éclairé

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Le droit international est-il la religion des faibles ?
Par Gil Mihaely

En s’attaquant au programme nucléaire iranien, Israël a lancé une guerre « préventive » en bafouant le droit international, s’indignent ses adversaires. Mais non, Monsieur de Villepin, le général De Gaulle ne pensait pas que les grands principes passaient avant les intérêts vitaux des nations. Démonstration.
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Dans le débat français autour de la guerre en Iran, deux écoles critiques se dessinent. D’un côté, une gauche mélenchoniste pour laquelle l’anti-israélisme constitue un ciment stratégique ; de l’autre, les villepino-gaulliens. Ce second courant est particulièrement intéressant. D’abord parce que ses arguments sont souvent solides, et ses craintes « quelle est la suite ? », « souvenez-vous de la Libye, de l’Irak et de l’Afghanistan » fondées – quoique, le 18 juin 40, qu’aurait fait de Gaulle avec de tels conseillers, prudents comme des banquiers ?
Mais il y a autre chose. De Gérard Araud à Dominique de Villepin, une frustration affleure sous les analyses et l’inquiétude pour la paix du monde et l’avenir de nos enfants, quelle que soit leur religion. Car le paradoxe ou peut-être le comique de la situation actuelle, c’est que l’on peut aisément reconnaître, dans l’attitude israélienne face aux deux piliers de l’ordre mondial issu de 1945, l’ONU et le droit international, des relents, voire davantage, d’esprit gaulliste.
L’ONU, ce machin
Le général de Gaulle a toujours entretenu une relation ambivalente avec les institutions internationales, au premier rang desquelles l’Organisation des Nations unies. S’il ne rejeta jamais frontalement le droit international ni les instances qui l’incarnent, son approche fut néanmoins méfiante, sélective et profondément ancrée dans une conception westphalienne des relations interétatiques. L’ONU, selon lui, devait être un cadre, jamais un pouvoir ; le droit international, un outil, non une norme supérieure à la volonté des nations souveraines.
La plus célèbre formule du général sur l’ONU date du 10 septembre 1960. Interrogé sur le rôle de l’organisation dans la crise congolaise, il prononça cette phrase restée dans les annales: « L’Organisation des Nations unies ? Le machin ! ». Cette déclaration n’était pas l’expression fortuite d’un agacement passager. De Gaulle n’était pas Trump. Elle traduisait un jugement stratégique sur une institution perçue comme impuissante face aux grands enjeux de l’époque (guerre froide, décolonisation, prolifération nucléaire) et dominée par des rapports de force plus que par des principes universels. Pour lui, la paix ne pouvait être assurée que par l’équilibre entre puissances souveraines, non par une instance globale sans moyens ni volonté politique. Il appelait cela « le concert des nations », et redoutait que l’ONU devienne la proie de majorités fluctuantes de petits pays qui se croient les égaux des grands. D’où son attachement au droit de veto des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. L’égalité n’a de sens et de pertinence que dans le cadre de l’État.
Ce scepticisme s’accompagnait d’une critique implicite du droit international. Ce dernier devenait, à ses yeux, suspect dès lors qu’il prétendait se substituer à la décision politique, c’est-à-dire à la décision du prince souverain. De Gaulle ne croyait pas à l’autonomie du droit : il considérait que les règles internationales ne sauraient primer sur la volonté d’un État légitime, surtout lorsque celui-ci agit au nom d’une certaine idée de la civilisation ou de l’intérêt national. Et cette conception s’applique a fortiori lorsque les intérêts vitaux sont en jeu.
Pour autant, de Gaulle ne s’affranchit pas totalement du droit international : il le mobilise lorsqu’il sert les intérêts français. On pourrait dire qu’il considérait le droit international comme Napoléon la religion : « une chose excellente pour le peuple ». La décolonisation en est la meilleure illustration. Dans ses discours sur l’autodétermination, notamment celui de Constantine en 1958, il invoque implicitement les principes onusiens du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. La résolution 1514 de l’ONU (1960), qui condamne le colonialisme, lui offre un cadre pour orchestrer une sortie ordonnée de l’Empire tout en préservant les intérêts français à long terme. L’indépendance devient ainsi un processus contrôlé par Paris, non imposé de l’extérieur.
Instrumentalisations, entorses…
Mais cette invocation du droit n’exclut ni son instrumentalisation opaque, ni certaines entorses calculées. L’exemple des essais nucléaires français en Algérie après 1962 illustre parfaitement cette tension. En mars 1962, les accords d’Évian, qui préparent l’indépendance algérienne, comportent des clauses secrètes ou ambiguës permettant à la France de conserver temporairement l’usage de certaines installations militaires sur le sol algérien. Parmi elles, le site saharien de Reggane, utilisé pour les essais nucléaires atmosphériques, puis celui d’In Ekker pour les essais souterrains.
Ainsi, bien après l’indépendance formelle de juillet 1962, la France procède à une série d’essais nucléaires sur le territoire d’un État souverain, sous couvert d’un « accord librement consenti ». Apres l’opération « Béryl » en mai 1962, treize autres ont suivi jusqu’en 1966. Ces activités contreviennent pourtant aux principes fondamentaux du droit international, notamment au respect de la souveraineté territoriale et au droit des populations à un environnement sain, d’autant plus qu’un accident grave provoqua une contamination radioactive importante[1].
Face à cette contradiction entre principes et pratique, la France gaullienne invoque la validité d’un traité bilatéral, mais refuse toute supervision internationale. Le primat du politique sur le juridique est ici flagrant : un accord, fût-il inégal, prévaut sur le droit coutumier ou sur les revendications morales.
Ce rejet d’une autorité supérieure, au nom de l’indépendance nationale, traverse toute la diplomatie gaullienne. Il s’exprime aussi dans la politique nucléaire française : en développant la dissuasion hors du cadre du Traité de non-prolifération (TNP, 1968), que la France ne ratifie qu’en 1992, de Gaulle affirme la légitimité des puissances à disposer librement de leur destin stratégique.
De même, lorsque la France quitte le commandement intégré de l’OTAN en 1966, il s’agit d’affirmer que la défense d’une nation ne saurait être déléguée à une organisation multilatérale, fût-elle alliée. L’ONU, l’OTAN, le TNP : toutes ces structures inspirent à de Gaulle une même suspicion, dès lors qu’elles risquent de limiter la liberté d’action nationale. Cette logique continue à inspirer ses héritiers, notamment Jacques Chirac, le mentor politique de Dominique de Villepin.
En 1976, la France signe avec l’Irak un accord de coopération nucléaire civile, qui aboutit à la livraison du réacteur Osirak, officiellement destiné à la recherche. Ce contrat, conclu avec le régime de Saddam Hussein, obéit à une logique diplomatique et commerciale : renforcer les liens avec le monde arabe, promouvoir l’industrie nucléaire française. Mais derrière cette façade légale, les autorités françaises savent que le réacteur offre à Bagdad un accès potentiel à l’arme nucléaire. Un rapport parlementaire évoquera plus tard un « cynisme éclairé ».

L’affaire Osirak illustre une tension classique de la diplomatie française : un attachement de façade au droit international, surtout lorsqu’il ne coûte rien, et une lucidité stratégique qui, parfois, frôle l’irresponsabilité. Car juridiquement, rien n’interdisait cette vente : l’Irak était signataire du TNP et le réacteur devait être sous contrôle de l’AIEA. Le droit était respecté, mais l’esprit était violé. Saddam Hussein ne cachait pas son hostilité envers Israël, ni son ambition stratégique dans un Moyen-Orient instable. Tout était aussi « clean » que le « librement consenti » de l’Algérie en 1962.
Le 7 juin 1981, l’armée israélienne lance l’opération Opéra, qui détruit Osirak avant sa mise en service. Pour Israël, il s’agit d’un acte de prévention stratégique. Pour la France, c’est une violation flagrante du droit international, commise sans mandat onusien et contre une installation civile d’un État souverain.
Paris condamne l’attaque, rappelle son ambassadeur, et le ministre Claude Cheysson (à peine installé au Quai après la victoire de Mitterrand) déclare : « Aucun pays ne peut se faire justice lui-même. » Mais cette indignation masque une gêne plus profonde : la France est à la fois concepteur du projet et victime de son échec. En dotant l’Irak d’une capacité nucléaire ambiguë, elle s’exposait à être contredite par ceux qui ne dissocient pas droit et légitimité.
Petite histoire et grande Histoire
Ironie de l’histoire : si Israël avait respecté le droit en 1981, Saddam Hussein, l’homme qui gazera les Kurdes, aurait peut-être possédé la bombe pendant sa guerre contre l’Iran. Autrement dit, Begin criminel, Sadam Hussein en revanche est « un ami personnel et ami de la France ». Il n’y a qu’un pas à franchir pour dire qu’en détruisant Osirak, Israël a sauvé Khomeiny. Je le franchis allègrement. Donc : Osirak, c’est gentil, Opéra, c’est méchant !
Ce paradoxe éclaire une constante de la politique française : fidélité aux normes, même quand elles protègent des régimes toxiques, réprobation des actions unilatérales, même lorsqu’elles préviennent une catastrophe. Là où certains États revendiquent une doctrine d’exception au nom de la survie, la France maintient une doctrine de principe. Le monde, pense-t-elle, doit être régi par des règles, non par la force.
Mais cette position, moralement cohérente, est politiquement inconfortable. Elle expose la France à une diplomatie à deux vitesses : respect de la lettre du droit, au prix d’une myopie stratégique. Dans le cas d’Osirak, la légalité fut préservée, mais la prudence sacrifiée. Inversement, Israël viola le droit, mais interrompit un programme potentiellement catastrophique, pour Israël, pour l’Iran et la région. Merci qui ? certainement pas le droit international.
Et c’est peut-être là le vrai drame : le déclin de la France crée une situation où les dilemmes entre droit, morale et puissance deviennent de plus en plus rares. C’est le sort des petits pays : leurs mains sont propres parce qu’ils n’ont pas de mains.
Dès lors, pour les néo-gaullistes villepinistes, voir dans la politique israélienne d’aujourd’hui une forme de gaullisme stratégique agit comme un miroir cruel. Le dernier espoir devient alors l’échec d’Israël : ultime triomphe d’une position que la France, désormais, n’a plus les moyens d’incarner. On ne peut qu’espérer que la France retrouve sa grandeur et qu’à nouveau, elle soit en mesure de prendre des décisions moralement compliquées, la véritable marque de la puissance, l’équivalent des « problèmes de riches » en géopolitique.
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Source
Causeur

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