
La chronique de Kamel Daoud : « Peau noire, masques blancs, prétexte antijuif »
CHRONIQUE. Ceux qui se revendiquent du militant anticolonialiste Frantz Fanon oublient souvent que ce penseur avait aussi stigmatisé la judéophobie comme une plaie du monde, notamment musulman.
Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Si Frantz Fanon n’a pas prononcé lui-même cette phrase, il en a fait une de ses convictions profondes. Aujourd’hui, certains souhaitent oublier cet écrivain, l’effacer, tout en l’invoquant comme icône du décolonialisme afin d’alimenter une pensée radicale, exclusive, souvent violente. On associe désormais Fanon, ce « saint de l’antiracisme », au prophète anti-israélien, dans une apologie de la radicalité. Dans le monde arabe, citer une telle déclaration est quasiment impensable : la réflexion sur l’histoire juive dans le monde musulman, et particulièrement dans le monde arabe, est inexistante.
uand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous. » Si Frantz Fanon n’a pas prononcé lui-même cette phrase, il en a fait une de ses convictions profondes. Aujourd’hui, certains souhaitent oublier cet écrivain, l’effacer, tout en l’invoquant comme icône du décolonialisme afin d’alimenter une pensée radicale, exclusive, souvent violente. On associe désormais Fanon, ce « saint de l’antiracisme », au prophète anti-israélien, dans une apologie de la radicalité. Dans le monde arabe, citer une telle déclaration est quasiment impensable : la réflexion sur l’histoire juive dans le monde musulman, et particulièrement dans le monde arabe, est inexistante.
Les affects, la judéophobie, les guerres israélo-arabes et la pression du projet islamiste mondial ont inhibé la liberté de questionner cette histoire. La question de la judaïté et de son histoire est ainsi réduite à une alternative : être avec ou contre le « nous » musulman. Ce débat devient alors stérile, enchaîné à des redondances raciales, des poncifs issus d’une histoire décoloniale manichéenne, ou encore à des récits mythiques entourant la naissance de l’islam. On y retrouve tous les clichés : le Juif, traître à la religion, puis traître à la décolonisation.
Le destin tragique de ce peuple errant est nié, au nom d’une solidarité mythologique avec la Palestine, et souvent en conformité avec l’impératif de la haine. La tragédie et la catastrophe humanitaire qui sévissent de façon récurrente dans cette région, la question des territoires et des pouvoirs, le sens messianique de l’islam : tout cela se mêle pour justifier l’exclusion et le tabou entourant cette réflexion sur la judaïté dans le monde arabe.
« Un antisémite est forcément négrophobe »
Pourtant, partout et surtout dans le monde arabe, réfléchir sur la question juive – c’est-à-dire interroger le cliché, la simplification, la fermeture de l’accès à l’universalité sous couvert du particularisme de la lutte palestinienne, mais aussi questionner les imaginaires, les racismes et la judéophobie – demeure un chemin exigeant, mais nécessaire, pour réfléchir sur soi-même (et sans doute, inversement, pour les Israéliens).
Dans ce monde dit « arabe », penser cette question est une urgence. Sans cette réflexion, aucune liberté véritable n’est concevable, que ce soit dans sa propre vision du monde ou pour la Palestine. On ne pourra jamais (ou si rarement) envisager, vivre, ce geste devenu rare : la solidarité humaine envers un non-Palestinien.
Frantz Fanon est mort le 6 décembre 1961. Né le 20 juillet 1925, il n’est aujourd’hui célébré en Algérie qu’au travers de quelques traces documentaires : un nom sur le mur de l’hôpital où il exerça, un souvenir épars. Il n’est pas enterré dans le cimetière sacré des héros de la guerre, mais dans un village frontalier de la Tunisie. Conformément à une tradition significative, en Algérie on ne commémore pas la naissance d’un individu célèbre, mais seulement, parfois, sa mort au panthéon de la guerre.
La citation mentionnée précédemment est extraite de son ouvrage majeur, Peau noire, masques blancs (1952). Fanon y esquisse un raisonnement qu’il aurait sans doute approfondi s’il avait vécu plus longtemps. Lisons : « De prime abord, il peut sembler étonnant que l’attitude de l’antisémite s’apparente à celle du négrophobe. C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : “Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous.” Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par-là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. »
Israël, Palestine, une double tragédie
Que retenir de cela ? Que la judéophobie et l’antisémitisme existent bel et bien. Ils demeurent une marque de l’histoire tragique qu’il faut impérativement penser et assumer dans le monde musulman. Cette réflexion nécessaire, dans ce monde précisément, n’empêche en rien d’exprimer son opposition à la guerre à Gaza ou de soutenir un peuple privé de territoire défini et viable. Exclure du champ de la responsabilité et de la réflexion la question de l’antisémitisme dans le monde arabe constitue une forme de racisme en soi. C’est ce que Fanon expose à travers sa vaste réflexion sur la ségrégation, menée au nom de la lutte contre la rhétorique de la justification.
Aujourd’hui, l’image de Fanon a été souvent caricaturée et détournée pour en faire une icône au service de convictions antijuives simplificatrices. Mais la question centrale demeure dans le monde dit « arabe » : comment être solidaire sans tomber dans le jugement hâtif ni se mentir à soi-même sur ses propres convictions ? Comment parler à la fois de la douleur du Juif et de celle du Palestinien ? Comment considérer lucidement la double tragédie qui affecte ces deux peuples, sans se servir de leur souffrance pour alimenter sa propre haine ?
Trop souvent, l’intellectuel du monde arabe s’est vu attribuer le rôle « racial » d’antijuif, sous prétexte de défendre la cause palestinienne. « Nous sommes l’un des rares pays où le mot juif est encore une insulte », déclarait fièrement un leader islamiste en Algérie. Personne ne s’en est offusqué, personne n’a protesté. Ce type de réaction semble réservé aux écrits de Sansal ou d’autres, qui appellent à une réflexion critique sur soi-même et sur les siens.
Aujourd’hui encore, Fanon sert même parfois à « couvrir » le terrorisme, au nom d’un hypernationalisme aux relents magiques. Conclusion ? Si des flottilles pour Gaza existent bel et bien, on n’a jamais vu de caravane traverser le Sahara pour venir en aide aux migrants du Sahel repoussés à la frontière. « Un antisémite est forcément négrophobe », écrivait le psychiatre
Source
Le Point