Mossad, les dessous de l’opération bipeurs du Hezbollah : les connexions françaises d’une mystérieuse intermédiaire

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ENQUÊTE. CRISTIANA BARSONY-ARCIDIACONO EST ACCUSÉE D’AVOIR FACILITÉ L’ATTAQUE MEURTRIÈRE DU 17 SEPTEMBRE 2024. CETTE CONSULTANTE ITALO-HONGROISE NAVIGUAIT ENTRE LA RECHERCHE NUCLÉAIRE ET L’HUMANITAIRE, TOUT EN CONSEILLANT UN GÉNÉRAL FRANÇAIS. AVANT DE DISPARAÎTRE.
Par Etienne Girard
Des physiciens nucléaires, des ingénieurs au commissariat à l’énergie atomique (CEA), et même un général de l’armée de l’air, dont elle était devenue la conseillère. En vingt ans de carrière, la mystérieuse Cristiana Barsony-Arcidiacono a pénétré de nombreux cercles sensibles, particulièrement en France. Jusqu’au 18 septembre 2024. Le cliché de profil Facebook de cette consultante italo-hongroise de 50 ans s’étale alors en Une de tous les sites d’information du monde, en lien avec l’attaque attribuée la veille au Mossad, le service secret israélien. Il était 15h30, ce 17 septembre, quand les bipeurs des dirigeants du Hezbollah, le parti islamiste libanais allié de l’Iran, ont retenti stridemment, avant d’exploser. Douze morts, 2 800 blessés. Opération d’espionnage inouïe, une des plus sophistiquées de l’histoire. Et son nom associé, pour toujours.
Comment le Mossad a-t-il piégé à distance les appareils ? La tuerie a laissé des traces, que le service secret s’applique depuis à faire oublier. Quitte à ce que ses intermédiaires vivent désormais en pointillé. Des vidéos des explosions apparaissent rapidement sur les réseaux sociaux, on y distingue parfois les débris d’un bipeur, de marque Gold Apollo. Ce fabricant taïwanais, leader mondial du secteur, fournisseur entre autres du FBI, clame son innocence, dans un communiqué. Il dirige les regards… vers la petite auto-entreprise hongroise dont Cristiana Barsony-Arcidiacono est la seule actionnaire. « Nous autorisons BAC (NDLR : le nom de la société correspond aux initiales de la consultante) à utiliser notre marque pour la vente de produits dans des régions spécifiques, mais la conception et la fabrication des produits sont entièrement prises en charge par BAC », écrit la firme, le 18 septembre.
Au cours d’une conférence de presse improvisée, le même jour, Hsu Ching-Kuang, le PDG de Gold Apollo, assure avoir été démarché en 2022 par une ex-employée, Teresa Wu, et son supérieur, un certain « Tom », pour le compte de BAC Consulting. Ils lui achètent le droit de commercialiser ses bipeurs sous la dénomination de l’entreprise hongroise. Cette société se prétend active en Afrique de l’Est ; il y voit l’opportunité d’un nouveau marché. Un an plus tard, les émissaires de BAC Consulting proposent à Ching-Kuang de concevoir leurs propres bipeurs, sous la licence de Gold Apollo.
Un tournant, puisque c’est sous cette couverture que les « BB Call », comme on les appelle en Asie, ont été produits en Israël, selon le New York Times, où le Mossad leur a fait ajouter une infime dose de tétranitrate de pentaérythritol (PETN), un des explosifs les plus puissants du monde. A l’heure H, l’explosion a ensuite été commandée à distance par le service secret.

Ce même 18 septembre, la chaîne américaine NBC parvient à entrer en contact avec Cristiana Barsony-Arcidiacono. « Je ne fais pas les bipeurs. Je suis juste une intermédiaire. Vous faites erreur », répond laconiquement « BAC ». Ce sera sa seule interaction avec les médias. Car depuis un an, sa vie semble en suspens. Les dessins de nue qu’elle publiait fréquemment sur Instagram se sont arrêtés, comme ses nombreuses publications sur le média social Linkedin, où elle affirme avoir passé 44 certifications professionnelles. Elle a été entendue par les services de sécurité hongrois, mais laissée libre. Est-elle une espionne du Mossad ? Ou bien une intermédiaire manipulée ? Malgré plusieurs sollicitations, elle n’a pas répondu à L’Express.
« Aucune entreprise hongroise n’a été impliquée dans la fabrication ou la modification des bipeurs », déclare l’agence de renseignement hongroise à Associated Press, le 20 septembre. Le New York Times, le même jour, décrit pourtant BAC Consulting comme une « société écran contrôlée par Israël, selon trois agents de renseignement informés de l’opération » : « Ils ont affirmé qu’au moins deux autres sociétés écrans avaient également été créées pour masquer la véritable identité des créateurs des téléavertisseurs : des agents de renseignement israéliens ». Dans la machination, BAC Consulting joue un rôle central, en « déroutant » la fabrication des bipeurs de Gold Apollo, fabricant notoire en qui le Hezbollah avait confiance, vers un circuit occulte contrôlé par le Mossad. Créée en 2022, l’entreprise a connu un succès immédiat. Selon des documents légaux hongrois, elle a réalisé un chiffre d’affaires de 657 000 euros en 2022 et 538 000 euros en 2023, pour 45 000 euros de bénéfices.
Sur son site Internet, désormais désactivé, BAC Consulting ne fait aucunement mention de cette activité de « courtier » en bipeurs. Cristiana Barsony-Arcidiacono s’y présentait comme une « consultante pluridisciplinaire » en « développement commercial ». Unesco, CNRS, Agence internationale de l’énergie atomique (IAEA), commission européenne, ONG prestigieuses… La liste de ses références impressionne. Ce CV rassurant était pourtant largement enjolivé. « Cette personne n’a jamais été notre représentante », déclare par exemple à L’Express Claudia Abate, fondatrice de la Foundation for post-conflict development, à rebours des allégations de « BAC ». L’ONG Earth Child Institute réfute également sa participation à sa gouvernance, arguant d’un simple échange de mails sans suite.
Son parcours, que L’Express a retracé, se révèle sinueux, entre physique des particules, humanitaire et commerce international. Dans son profil public, la consultante affirme maîtriser sept langues – mais pas l’hébreu. Elle ne laisse d’ailleurs paraître aucun lien avec Israël, à la différence de la France, où elle a opéré plusieurs années, y nouant des connexions dans des sphères paramilitaires.

Cristiana Barsony-Arcidiacono grandit dans la banlieue de Catane, en Sicile, où une enquête du quotidien Domani la décrit comme « introvertie, un peu rigide, certes studieuse, mais peu habituée aux relations sociales ». Après le lycée, elle fréquente l’université locale, s’y spécialise en physique. En 2002, à 27 ans, elle obtient son inscription en doctorat à la prestigieuse University College de Londres (UCL). Elle rejoint un petit groupe de douze chercheurs spécialisés dans les positrons, des particules liées à la radioactivité. Nombre de ses collègues d’alors exercent aujourd’hui dans la recherche atomique, à l’organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern) ou à l’IAEA. En décembre 2006, elle soutient sa thèse, consacrée à « l’ionisation par impact des positrons ». S’ensuivent trois ans où elle multiplie les contrats courts dans des organisations diverses, la société mondiale de protection des animaux, l’IAEA, l’Unesco ou comme « journaliste » pour l’ONG Map Action. Seule l’organisation antiprolifération a confirmé l’avoir accueillie… comme stagiaire, pendant huit mois.

Entre janvier 2010 et août 2011, elle s’installe en France, où elle intègre le laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), associé au CNRS et au CEA, avec lesquels il partage des locaux. Elle y mène une mission de chercheuse sur le dérèglement climatique. Un thème peu sensible, mais qui lui permet de côtoyer des universitaires spécialisés dans la lutte contre la prolifération ou la propulsion nucléaire. « Son travail n’était pas complètement au niveau de nos attentes scientifiques et son contrat n’a pas été étendu », se souvient le physicien Philippe Ciais, membre de l’Académie des sciences, auprès de L’Express. Après cette expérience, elle reprend ses études, suit un Master 2 de management du développement durable à l’UCL, et se réinvente en consultante internationale. Elle ouvrira brièvement une auto-entreprise de « conseil pour les affaires » en France, entre 2015 et 2016, avant de s’installer à Budapest.
Là encore, elle multiplie les collaborations, revendique de nombreux déplacements en Afrique ou en Amérique du Sud. Sur la carte qu’elle diffuse sur le site de BAC Consulting, elle affirme opérer dans « quinze pays », dont la Centrafrique, la Guinée ou la France. « Un profil classique dans les affaires d’espionnage. Les voyages à l’étranger permettent de rencontrer plus discrètement des sources ou des agents traitants », commente de façon théorique Bernard Squarcini, ancien directeur du contre-espionnage français. En 2019, Killian Kleinschmidt, ancien conseiller de ministres allemands et autrichiens, l’engage sur le projet d’une de ses ONG, un programme de formation de cadres libyens en Tunisie. « L’une des plus grosses erreurs de ma vie, je crois (…) C’était tout simplement horrible sur le plan personnel », a témoigné l’humanitaire auprès de Reuters.

A la même période, elle se rapproche d’un général français. A partir d’août 2020, son nom apparaît comme membre du comité scientifique de More Water for Sahel, une ONG fondée par Emmanuel de Romémont, général de l’armée de l’air, spécialiste de la prolifération et des opérations extérieures. Le gradé lui fait suffisamment confiance pour qu’elle présente à ses côtés les travaux de l’organisation devant l’Unesco, lors d’une conférence organisée en visioconférence, le 9 décembre 2020. Lui non plus n’a pas donné suite aux questions de L’Express. Selon les documents légaux de sa société, Cristiana Barsony-Arcidiacono a désormais changé de nom usuel.
Des investigations menées par la presse hongroise évoquent par ailleurs un autre intermédiaire. Selon le média Telex, citant des « sources proches du dossier », BAC Consulting a sous-traité la production des bipeurs à Norta Global Ntd., une société de droit bulgare, fondée depuis la Norvège. Son unique membre, Rinson Jose, est un informaticien norvégo-indien. Ce fils d’un commerçant-tailleur de l’Etat indien de Kerala travaillait pour Dagens Naeringsliv, le quotidien économique le plus puissant de Norvège. En déplacement pour une conférence sur la tech à Boston, aux Etats-Unis, le 17 septembre 2024, il ne s’est pas présenté et n’a plus donné signe de vie. « M. Jose a démissionné l’année dernière », indique Amund Djuve, le PDG de Dagens Naeringsliv. Son profil sur Founders Nation, un site communautaire de start-up israéliennes, a été supprimé. Auprès du New York Times, deux officiels ont affirmé que Rinson Jose avait été exfiltré du territoire américain sans passer par la Norvège. Selon l’un d’entre eux, il serait désormais gardé en « lieu sûr ». Là où il tentera de se faire oublier, lui aussi.
Étienne Girard
Source L’Express

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