
« The Einstein Vendetta » : la tragique obsession d’Hitler pour le célèbre physicien
Idées. Le livre du journaliste britannique Thomas Harding revient sur l’obsession du régime nazi pour Albert Einstein et la tragédie qui frappa la famille de son cousin, Robert Einstein, en 1944.
Il était le juif le plus célèbre de la planète, le plus grand physicien de l’Histoire et un anti-nationaliste revendiqué. Autrement dit un affront vivant pour le IIIe Reich. Né à Ulm en 1879, Albert Einstein avait tout de « l’ennemi n° 1 de Hitler ». Peu après l’accession des nazis au pouvoir en 1933, sa maison de Caputh, près de Potsdam, où le scientifique aimait pratiquer la voile et les promenades en forêt, est saisie. Le 7 septembre 1933, le Daily Herald annonce en Une que sa tête est mise à prix. Albert et sa seconde femme Elsa sont alors en Belgique. « Je ne sens pas le danger », assure-t-il au quotidien Le Soir. Mais Elsa est bouleversée. Le couple part pour l’Angleterre, avant de prendre le bateau pour s’installer à Princeton, dans le New Jersey.
En Allemagne, les nazis brûlent ses livres et dénoncent ses théories « juives » sur la relativité. La haine de Hitler s’intensifie quand le grand pacifiste soutient publiquement l’effort de guerre américain en 1941, après l’attaque de Pearl Harbor. De manière plus secrète, le prix Nobel écrit une lettre à Franklin D. Roosevelt le 2 août 1939 pour promouvoir le potentiel d’une bombe « d’un nouveau type » permise par « la réaction nucléaire en chaîne dans une grande masse d’uranium », ce qu’il regrettera au moment d’Hiroshima.
A Princeton, Albert Einstein est hors d’atteinte des nazis. Son fils aîné Hans Albert émigre aux Etats-Unis en 1938. Sa première femme Mileva Maric et son fils schizophrène Eduard vivent dans la Suisse neutre. En revanche, son cousin Robert va payer un lourd tribut. Dans The Einstein Vendetta (Penguin), récemment paru en anglais, le journaliste britannique Thomas Harding revient sur la tragédie qui a frappé la famille de Robert Einstein. Le 3 août 1944, près de Florence, sa femme et ses deux filles ont été sauvagement assassinées par l’armée allemande. Des meurtres toujours pas élucidés huit décennies plus tard.
Comme des frères
A la fin du XIXe siècle, les cousins Albert et Robert grandissent comme des frères. Leurs pères, Hermann et Jakob, ont fondé une entreprise spécialisée dans l’éclairage public électrique, J. Einstein & Cie. Les deux familles habitent côte à côte à Munich, puis à Milan. Il s’agit de juifs ashkénazes libéraux, mais respectueux de certaines traditions religieuses. A onze ans, Albert connaît une phase religieuse et cesse de manger du porc. Mais la physique a très vite raison de la « foi d’Abraham ». Plus tard, Robert aimera raconter comment, en prenant un jour le bus pour aller à l’école à Pavie, Albert s’est trompé en rendant la monnaie au chauffeur. Celui l’a réprimandé en lui disant : « Apprends d’abord les mathématiques avant de prendre le bus ! ». L’anecdote déclenche des fous rires garantis.
Les cousins vivent ensemble pendant onze ans, avant que l’aîné, Albert, ne parte en Suisse pour intégrer l’Ecole polytechnique fédérale de Zürich. Suivant les traces de son père, Robert devient ingénieur électrique. Il épouse une Italienne, Nina Mazzetti. Quand éclate la Première Guerre mondiale, Robert s’engage dans l’armée allemande, alors qu’il aurait pu facilement retourner en Italie. Comme la grande majorité des juifs assimilés, il se considère avant tout comme Allemand. Loin de la rumeur sur les « juifs planqués » qui sera propagée par les nazis, 100 000 soldats de cette confession ont servi dans l’armée allemande. Robert connaît l’enfer des tranchées et survit à Verdun. Citoyen suisse depuis 1901, Albert ne ressent pour sa part aucun patriotisme, et estime que son cousin, qu’il surnomme affectueusement « Bubi » (petit garçon), n’a pas été aussi prudent que lui « en choisissant sa patrie ».
Il Focardo, du paradis à l’enfer
En 1937, Robert, Nina et leurs deux filles, Luce et Cici, s’installent dans la villa Il Focardo à l’extérieur de Florence. Attaché à ses racines juives tout en étant athée, l’ingénieur est respectueux des croyances des autres, offrant l’usage de la chapelle de la villa à la communauté catholique locale. Dans ce paradis entouré d’oliviers et de vignes, il échappe aux lois antisémites de Mussolini. En 1944, Luce, 27 ans, finit ses études médicales à l’université de Florence ; Cici, 18 ans, est encore au lycée. Durant l’été, Robert doit se cacher dans les alentours, ayant entendu que des militaires allemands cherchent activement le « cousin d’Albert Einstein ». Les alliés ne sont alors plus qu’à quelques dizaines de kilomètres. Il se dit que le reste de sa famille, non juive, n’est pas menacé.
Le matin du 3 août 1944, des soldats allemands enfoncent la porte de la villa Il Focardo. Nina, Luce et Cici sont prises en otage, ainsi que les jumelles Lorenza et Paola Mazzetti, nièces élevées par le couple Einstein, Seba, la sœur de Nina, et Anne Maria, une autre nièce. Les femmes passent plusieurs heures dans la cave. A côté de la villa, Robert entend, la nuit venue, un bruit d’une mitrailleuse. Nina, Luce et Cici ont été abattues. Le lendemain, des troupes néo-zélandaises libèrent Florence.
En septembre, Albert Einstein, de retour de ses vacances près du Canada, découvre à Princeton une lettre de Milton Wexler, enquêteur américain spécialisé dans les crimes de guerre. Il apprend que la famille de son cher cousin a été assassinée. Dévasté, le physicien prend d’abord garde à ne pas en parler à sa sœur Maja, à la santé précaire, de peur de la fragiliser encore plus. Un an après, inconsolable, Robert se suicide avec des somnifères.
Plusieurs pistes
Après-guerre, dans une Italie désireuse d’oublier son passé fasciste, ce crime de guerre ne trouve pas de coupable. Mais l’enquête rebondit dans les années 2000. Des procureurs italiens et allemands avancent plusieurs noms parmi les gradés de la Wehrmacht alors présents près de la villa Il Focardo.
Devenue une réalisatrice renommée, la nièce Lorenza Mazzetti croit reconnaître sur une photo d’époque un soldat allemand. La célèbre émission allemande Aktenzeichen XY… ungelöst sur des crimes non résolus consacre un numéro à l’affaire Einstein et relance des témoignages. Mais aucune hypothèse ne fait l’unanimité chez les spécialistes.
Pour Thomas Harding, une chose s’avère certaine : l’assassinat a été commandité en haut lieu, et n’a rien d’un acte spontané ayant touché une famille juive au hasard. Il s’agit selon lui d’une « vendetta » contre le célèbre cousin de Robert. Pourquoi les soldats ont-ils expressément demandé où étaient « les Einstein » ? Et pourquoi n’ont-ils pas tué les autres femmes présentes qui ne portaient pas ce nom illustre ? Jusqu’à sa mort en 2020, Lorenza Mazzetti se disait persuadée que Hitler lui-même avait ordonné les meurtres, afin de se venger de l’homme qu’il détestait le plus au monde.
Source
L’Express