Attentat de Trèbes : l’échange glaçant entre le terroriste, l’employée otage et Arnaud Beltrame

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L’enregistrement entre Radouane Lakdim, l’employée et le gendarme Arnaud Beltrame a été diffusé ce vendredi à la cour d’assises de Paris. Julie Grand, prise en otage, a également témoigné.
Par Bartolomé Simon
Elle s’avance à la barre, nerveuse. Demande, avec insistance, à ce qu’aucune photo d’elle ne soit prise par inadvertance dans la salle de la cour d’assises de Paris. « Je voudrais vraiment qu’on ne me vole pas mon anonymat », supplie-t-elle. Julie Grand, 45 ans, l’otage du terroriste Radouane Lakdim lors de l’attentat au Super U de Trèbes en 2018, tourne une ultime fois la tête vers son avocat, Me Henri de Beauregard, pour rechercher son approbation. Puis elle se lance, en bégayant : « Si je témoigne, c’est pour Arnaud Beltrame, et pour les autres victimes. »
Ce 23 mars 2018, Julie fait l’ouverture du magasin Super U de Trèbes, en périphérie de Carcassonne. Vêtue de deux blousons Super U sur les épaules, cette employée en CDD gère notamment la location des véhicules sur le parking. « J’étais à l’accueil, au téléphone avec une collègue de bureau, quand j’ai entendu un claquement, j’ai cru à une palette qui était tombée, retrace-t-elle. Puis un deuxième claquement. Là, j’ai vu un bras tendu en l’air avec une arme. Je me suis baissée et j’ai dit à ma collègue : “Appelle les flics !” »
Cachée derrière la borne d’accueil du magasin, Julie entend le terroriste crier. « J’ai réfléchi par où je pouvais m’enfuir, je n’ai pas trouvé de solution simple. Sa voix se rapprochait. J’entendais ses pas. » Julie se réfugie dans un bureau tout proche, sans fenêtre et sans issue de secours. Le terroriste y fait tout de suite irruption, comme dans un cauchemar. « J’ai mon otage, se félicite-t-il. Je ne te ferai pas de mal. Viens, on appelle les flics. »
Julie « souffle un grand coup » pour évacuer le stress et « l’idée que cela tombe sur [elle] ». Elle compose ensuite le 17 à côté de Radouane Lakdim à 10 h 42. Un enregistrement de cet appel a été diffusé pendant cinquante minutes à la cour d’assises ce vendredi 26 janvier.
« Je m’appelle Julie, je travaille au Super U de Trèbes et je suis prise en otage par un monsieur armé, alerte l’otage.
– Il a une arme et vous menace ? répond l’opératrice de la gendarmerie.
– Oui.
– Il est seul ?
– Oui.
– Il a un pistolet ou un fusil ?
– Un pistolet, avec un couteau et deux grenades.
– Vous êtes combien d’employés à l’intérieur ?
– Je suis seule.
– Il est habillé comment ? Vous pouvez parler ?
– Le monsieur dit qu’il est un soldat de l’État islamique. »
Brouhaha. Radouane Lakdim s’approche du combiné.
« Vous bombardez mes frères ? Il faut assumer les conséquences ! Je vous attends au Super U à Trèbes […]. On va voir si vous avez des couilles […]. Jusqu’à la mort ! Vous avez bombardé l’État islamique, vous allez avoir la guerre. Vous êtes témoin, OK ? Allah akbar ! » crie-t-il.
Quelques minutes plus tard :
« Si vous rentrez, je la tue. On va négocier. » On l’entend prier en fond. « Je vais la faire à la Coulibaly [Amedy Coulibaly, terroriste auteur de l’attentat de l’Hyper Cacher en 2015, NDLR], je vais rejoindre mes frères […]. Faut qu’ils paient. »
Très calme, Julie semble acquiescer à ses propos pour ne pas le brusquer.
« Attention, pas de mouvement brusque ! crie Lakdim. J’ai tué deux pédés en haut, je leur ai mis deux balles dans la tête. Je suis un agent de l’État islamique, je suis venu pour mourir. »
En fond, la chanson « Take Me to Church », de Hozier, résonne dans le magasin.
« Vous voyez tous les bombardements que vous avez faits en Syrie, en Irak, au Mali. Vous allez ramener Abdeslam Salah, le commando du 13 novembre. Je veux que vous le libériez, je veux faire un échange. Vous n’avez qu’à arrêter de bombarder l’État islamique partout dans le monde ! […] Œil pour œil, dent pour dent. »
« J’AVAIS L’IMPRESSION D’UN PETIT GARS EN MANQUE DE REPÈRES »
Dans ce huis clos, Radouane Lakdim parle. Beaucoup. Il a un accent du Midi et répète ses revendications avec un débit très rapide. Julie le trouve nerveux, très jeune, surtout. « Quand je pense à lui, je l’appelle encore le gamin ou le petit con, explique-t-elle. Je me disais : si ça se trouve, ce sont des balles à blanc. » Jusqu’à ce que le terroriste lui raconte les meurtres qu’il venait de commettre dans la journée. « J’ai réalisé que c’était très sérieux, retrace Julie. Je me suis dit que je devais garder la même attitude et lui montrer un certain respect. Je choisissais bien mes mots. Il avait besoin de moi en tant que bouclier, donc il n’avait pas intérêt à me descendre. »
Le terroriste fait les cent pas sur trois ou quatre mètres. Il gesticule tellement que son otage craint de recevoir une balle à tout moment. Placé dans l’encadrement de la porte, il observe le ballet des gyrophares et des képis devant le Super U. « Il était content de lui, témoigne Julie. Pour lui, il avait tué assez de gens pour la journée. Il lui restait à mourir en martyr en essayant de blesser les forces de l’ordre au passage. » Sur l’enregistrement, elle conserve un calme olympien. À tel point qu’à l’appel d’un client, elle parvient à lui répondre que le magasin est fermé.
« J’essayais de m’écarter de lui en me disant : “Peut-être qu’il y a des snipers, pourvu qu’ils tirent bien.” » Elle s’interdit de penser à la suite pour ne pas paniquer. « Quand il a dit : “Je suis là pour mourir aujourd’hui”, je lui ai répondu : “Moi, je ne suis pas prête à ça aujourd’hui.” En regardant le sol pour ne pas paraître trop revendicative et agressive. » Le terroriste l’interroge sur son âge et sa famille. Elle avait alors une petite fille de 2 ans et demi. « Ce n’était pas un grand bandit. J’avais l’impression d’un petit gars en manque de repères qui s’était radicalisé dans cette folie meurtrière. Un petit con transformé en monstre. » Radouane Lakdim évoque à son tour sa mère et ses sœurs. « Je me suis dit qu’il avait peut-être conservé un certain respect pour les femmes et les petites gens, espère Julie. J’ai tout fait pour conserver le peu de respect qu’il avait pour la vie. »
Soudain, Julie distingue un mouvement près des caisses du magasin. Une colonne de gendarmes s’avance. Radouane Lakdim l’aperçoit et braque son arme sur son otage, au niveau de l’oreille. « J’avais peur qu’une balle parte, alors, je penchais la tête. Je réfléchissais aux balles qui pouvaient me traverser. » L’arme tremble contre le crâne de Julie, aussi menacée par un couteau au niveau des cotes. Elle est tétanisée.
« Qu’est-ce que vous voulez ? crie un gendarme, très fort, à Radouane Lakdim.
– La France doit cesser les bombardements en Syrie et en Irak […]. Vous allez faire passer un message au gouvernement français, à Macron, qu’il arrête de combattre les frères en Syrie, au Mali, en Libye […]. Si vous continuez à bombarder, ça va être plus violent, y’a des gens qui vont venir avec des camions-citernes et tout exploser, lui répond le terroriste.
– Vos gueules, les gars, reculez, je prends ! crie un gendarme qui s’avance.
– Mais chef, vous n’êtes pas équipé ! répond l’un de ses collègues.
– Vos gueules, les gars, reculez, je prends ! » répète le lieutenant-colonel. Il s’agit d’Arnaud Beltrame. « Relâche la petite dame, elle n’y est pour rien, prends-moi à sa place ! » lance-t-il au terroriste.
« Vous voulez que je vous tue à sa place ?
– On fait un échange ?
– Avec qui ?
– Avec moi.
– Vous voulez mourir pour la France ? Attention, au premier mouvement, je tire […]. Je vais mourir, crois pas que je suis là pour rigoler […]. Vous êtes quel grade ?
– Lieutenant-colonel. […] Cette dame, elle n’y est pour rien.
– Ça sert à rien de faire le cow-boy, l’avertit le terroriste.
– Mais non, je fais pas le cow-boy ! Ça me sert à quoi d’avoir une balle dans la tête ? »
« J’ai la vague sensation que le terroriste provoque Arnaud Beltrame, et que celui-ci saisit la balle au bond et propose clairement l’échange », relate Julie face à la cour. Radouane Lakdim accepte l’échange à condition qu’Arnaud Beltrame lui remette son arme et son chargeur. Puis le gendarme entre dans la pièce tout en maintenant un dialogue. « Il y a eu un blanc, se souvient Julie. J’ai compris que c’était le moment pour moi de partir. » « Je pars doucement ? Je pars doucement », répète-t-elle sur l’audio. Pas de réponse. « Alors, j’ai avancé vers la porte. J’avais peur qu’il m’abatte parce que je ne servais plus à rien. Une gendarme m’a récupérée dans un rayon et m’a emmenée à l’extérieur. J’ai rejoint mes collègues et les clients réfugiés dans le garage d’à côté. »
Le 23 mars 2018, cela faisait un an et demi que Julie travaillait au Super U. Il lui restait six mois de contrat. Après l’annonce du décès d’Arnaud Beltrame, la mère de famille a subi trois mois de « sidération absolue », le récit de l’attaque dans la presse, puis une « succession de catastrophes » : le couple qui se casse la figure, « des tas de déconvenues », un isolement progressif…
« J’avais l’impression d’avoir une plaque en fonte vissée sur le dos pour me protéger des balles, car j’étais persuadée que le terroriste allait me tirer dans le dos quand je suis sortie de la pièce. » Julie a suivi un traitement psychologique. Elle s’est installée dans un petit village avec son mari et sa fille. L’ex-employée du Super U conserve une aversion pour la ville, la foule, et éprouve des difficultés à faire ses courses. « J’imagine des catastrophes en permanence. Quand je me réveille, je ne suis jamais reposée : j’ai fait la guerre toute la nuit dans mes rêves. »
Peu de temps après l’attentat, l’épouse d’Arnaud Beltrame, Marielle Beltrame, lui a écrit une lettre qui l’invite à ne pas culpabiliser. Elle lui souffle que son mari a agi « conformément à ses valeurs ». Julie mettra un an à lui répondre. Lorsqu’elle la rencontre par la suite, elle s’imaginait être « détestée » par Marielle Beltrame, décrite comme un « ange, une femme d’une extrême douceur et d’une grande dignité qui ne cherche pas les projecteurs ».
Les questionnements sur le geste d’Arnaud Beltrame ont aussi touché Julie. « J’ai entendu : “Arnaud Beltrame a fait le cow-boy, il n’aurait pas dû passer outre les procédures…” Cela a rendu mon témoignage de ce vendredi d’autant plus nécessaire à mes yeux. Pour moi, c’est un très bon négociateur, qui voulait protéger la vie. Juste avant qu’il n’intervienne, je pensais que les balles allaient fuser. » Arnaud Beltrame est aujourd’hui « un grand frère » pour Julie. « Je me suis raccrochée à une forme de spiritualité, confie-t-elle. Je prie souvent pour lui. »
SOURCE
LE POINT

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