
Charles Rojzman :Réponse à la tribune de Delphine Horvilleur sur Gaza
On ne peut rien comprendre aux réactions d’une partie du monde juif contemporain sans regarder en face un paradoxe aussi ancien que ravageur : celui d’un judaïsme qui rêve de pureté dans un monde qui ne lui a jamais accordé le droit d’exister. Ce n’est pas la peur qui anime certains intellectuels juifs face à la guerre à Gaza. Ce n’est pas la lâcheté non plus. C’est plus insidieux : le désir d’un judaïsme impeccable — un judaïsme aux mains propres, c’est-à-dire sans mains.
Car l’Histoire ne nous enseigne pas qu’on peut vaincre la barbarie par des principes seuls. Le nazisme n’a pas été vaincu par la vertu, mais par la force — au prix de villes allemandes rasées, de millions de civils morts, et d’une Europe en ruines. Le Japon impérial n’a pas capitulé face à des sermons, mais face à une puissance de feu sans précédent. La guerre est cruelle. Mais quelle autre voie aurait permis de rester moral face à l’inhumanité nazie ? Un judaïsme sans mains est un judaïsme mort — tout comme une morale sans courage est une morale vide.
Delphine Horvilleur, dans une tribune récemment publiée, incarne cette tendance avec une éloquence qui fascine autant qu’elle désarme. Face aux bombardements à Gaza, face aux accusations de crimes de guerre, elle choisit de distinguer son judaïsme de celui des autres, de ceux qui soutiennent Israël dans l’épreuve, de ceux qui refusent de se dérober derrière une morale abstraite. Elle écrit comme si le judaïsme devait se laver les mains de tout, pour rester « fidèle à ses principes », même au prix d’un abandon. Mais de quels principes parle-t-on, quand on parle en surplomb de ceux qui vivent dans la terreur des sirènes, des missiles et des tunnels creusés pour tuer leurs enfants ?
Ce que revendique Horvilleur, c’est un judaïsme qui « témoigne » sans se mêler, qui observe sans participer, qui condamne pour se distinguer. Elle oppose une morale désincarnée à la complexité d’une guerre réelle, tragique, dont aucun peuple ne sortira intact. Et ce faisant, elle reproduit un vieux mécanisme : pour être accepté, il faudrait se désolidariser, se purifier, devenir l’exception morale du peuple juif.
Mais cette posture est une illusion — et une trahison.
Car un judaïsme sans solidarité, sans force, sans attachement à la terre, n’est plus qu’un mot creux. Un slogan acceptable pour les salons intellectuels d’Occident, mais totalement inopérant face aux roquettes et aux pogroms. Il ne s’agit pas ici de défendre aveuglément un gouvernement. Il s’agit de rappeler que le droit d’Israël à se défendre est non négociable. Et que le rôle du judaïsme, dans cette heure tragique, n’est pas d’accabler son propre peuple pour sauver son image morale.
Lorsque Delphine Horvilleur parle de « désarroi moral », on l’écoute, car elle parle en poétesse. Mais ce désarroi devient poison quand il se transforme en accusation publique, non pas malgré son judaïsme, mais au nom de celui-ci. Elle semble dire : « Regardez comme je suis juive autrement. » Elle semble vouloir prouver, à chaque phrase, que son judaïsme n’est pas celui qui bombarde, mais celui qui s’indigne. Mais ce judaïsme-là est un luxe de paix. Il n’est d’aucune utilité dans un monde où des enfants juifs doivent être cachés dans des écoles, où l’on tabasse à cause d’un prénom, où l’on tue pour une étoile.
La tradition juive n’enseigne pas la pureté. Elle enseigne la responsabilité. Elle ne dit pas de rester innocents ; elle appelle à agir justement, dans un monde qui ne l’est pas. Et cette justice-là ne consiste pas à accuser Israël avec les mots de ses ennemis — colonialisme, apartheid, génocide — mais à porter la complexité de son histoire, la légitimité de son existence, le droit de ses citoyens à vivre.
Aujourd’hui, certains Juifs croient qu’en condamnant Israël, ils se protègent. Mais ils se trompent. Ce qu’ils obtiennent, ce n’est pas l’estime lucide du monde, mais une admiration convenue, qui flatte l’image morale à laquelle ils aspirent — au prix d’un renforcement sourd, mais violent, de la haine contre Israël. Une haine d’autant plus légitimée qu’elle semble validée par une rabbine censée incarner la spiritualité juive elle-même.
Le combat n’est pas seulement de défendre un État. Il est de défendre le droit du peuple juif à se défendre, à se tenir debout, à ne pas s’excuser d’exister.
Delphine Horvilleur rêve peut-être d’un judaïsme admirable. Mais sans engagement, sans peuple, sans terre, ce judaïsme est un mirage. Et ceux qui s’y réfugient s’aveuglent eux-mêmes.
Il est temps de rappeler que la morale juive n’interdit pas la force — elle l’encadre. Elle ne rejette pas la défense — elle la structure. Elle ne condamne pas l’action — elle l’exige, quand l’existence est menacée. Ce n’est pas un luxe intellectuel. C’est un impératif de survie.
Charles Rojzman
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Charles Rojzman, né le 23 août 1942 à Villeurbanne, est un psychosociologue, philosophe praticien et écrivain français. Il a créé et développé le concept de thérapie sociale.
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