« Le mouvement décolonial s’appuie sur un héritage marxiste »

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ENTRETIEN. Pierre-François Mansour, chercheur à l’ENS, décode la composition politique du mouvement décolonial, qui irrigue le mouvement antiraciste.
Propos recueillis par Clément Pétreault
Les récentes manifestations françaises contre le racisme et les violences policières ont mis à jour les clivages importants dans le champ de l’antiracisme en France. L’universalisme républicain est aujourd’hui clairement concurrencé et défié par un système de pensée « décoloniale » ou « indigéniste » qui, dans la plus pure tradition d’extrême gauche, milite pour changer le langage en espérant changer le réel.
On voit ainsi ressurgir le vocabulaire de la race et surgir des mouvements éphémères « attrape-tout », des organisations aux contours flous et aux intentions chaotiques. Ce courant, ultraminoritaire dans le champ politique, rencontre un certain succès dans le milieu universitaire et auprès des jeunes générations. Pierre-François Mansour, chercheur à l’ENS et coauteur du livre Les Territoires conquis de l’islamisme de Bernard Rougier (PUF), observe et décrypte pour Le Point le mouvement décolonial. Interview.
Le Point : Le mouvement décolonial se divise en plusieurs courants. Qu’est-ce qui les distingue ?
Pierre-François Mansour : Il y a mille nuances de décolonialisme, mais tous partagent le même substrat idéologique, c’est-à-dire la mise en avant de la question raciale dans le champ politique. Les différences se jouent surtout sur la place hiérarchique accordée aux autres paramètres, dans le triptyque « race, classe, genre ». En d’autres termes, le Parti des indigènes de la République (PIR) pense qu’il faut hiérarchiser les luttes, la dimension raciale étant prioritaire, alors que le comité Adama pense qu’il faut les articuler en les mettant sur le même plan, au nom de la convergence. Cette différence n’est pas anecdotique, loin de là, cela crée de vraies différences dans la pratique militante. Le meilleur exemple pour comprendre les conséquences de ce jeu idéologique, ce sont les débats qui ont fait rage notamment autour de Bilal Hassani, ce jeune Franco-Marocain LGBT qui est allé porter les couleurs de la France lors de l’Eurovision en Israël… Pour les intersectionnels, il coche toutes les cases de l’opprimé et mérite donc d’être soutenu en dépit du fait qu’il se rende en Israël… À l’inverse, les décoloniaux du PIR ne voient en ce jeune homme qu’un Arabe homosexuel qui se soumet à l’Occident, qui se travestirait pour plaire aux dominés et deviendrait par conséquent un traître qui a adopté les codes de la blanchité…
Pour le comité Adama, en pointe sur les combats intersectionnels, il est important d’organiser la convergence des luttes, notamment avec les associations LGBT. Cela rend l’alliance avec les milieux religieux musulmans très compliquée, même s’ils partagent le thème « plateforme » de « l’islamophobie ».
Vous voulez dire que ceux qui affirment lutter contre « l’islamophobie » le font en dépit des religieux qu’ils prétendent défendre ?
Oui. Pour une bonne partie d’entre eux, l’objectif est la convergence de toutes les luttes, pas le triomphe de la religion. L’exemple du parcours militant de Youcef Brakni, qui fait aujourd’hui partie des cadres du comité Adama, est à ce titre très instructif. Il a participé aux premiers pas du PIR avant de s’en départir. Toujours dans l’intention de faire converger les luttes, il a fait partie en 2015 du « mouvement islamique de libération », dans une période qui ne lui a pas vraiment porté chance car des messages en arabe soutenant le Hamas ou le djihad islamique et prônant la libération de la Palestine en tant que terre islamique en 2015, en pleine période des attentats, ça n’était pas hyperporteur. Lorsqu’est apparu le thème des violences policières, on l’a retrouvé auprès du comité Adama, c’est toujours lui qui structure les réseaux. Son calcul était simple : il savait que, s’il arrivait à inclure l’islamophobie dans ses combats, il gagnerait le soutien du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et qu’il arriverait donc à gagner le soutien de la jeune génération d’étudiants de culture musulmane, assez ouverts sur le plan des mœurs mais révoltés par la question du racisme, de l’islamophobie et des violences policières.
L’alliance du Parti des indigènes de la République avec les religieux est-elle aussi un échec ?
Globalement, le PIR n’a pas davantage réussi à nouer d’alliance avec les religieux musulmans qu’ils entendent défendre… Par l’anti-impérialisme, ils pensaient converger avec les religieux en revendiquant un soutien unilatéral aux mouvements pro-palestiniens radicaux. Ils se sont réclamés de mouvements comme le Hamas, le Hezbollah. Beaucoup d’entre eux ont rendu hommage au général Qassem Soleimani en janvier (le général iranien tué par un drone américain en janvier, NDLR) comme un héros de l’anti-impérialisme – omettant qu’il était surtout vu dans la communauté musulmane sunnite comme le bras armé de l’Iran dans la répression du peuple syrien.
Cette orientation politique « chiite » est très minoritaire en France et déplaît aux milieux religieux qui ont pris la cause des révolutionnaires sunnites en Syrie. Elle pouvait encore fonctionner dans les années 2000, quand le Hezbollah et la République islamique incarnaient l’axe de résistance contre le sionisme. Mais, depuis 2011 et la révolution syrienne, ce camp est désormais perçu comme l’incarnation de la répression du sunnisme au Levant…
Au final, on se retrouve avec des anti-impérialistes qui défendent l’Iran chiite, d’un côté, et des intersectionnels qui défendent les LGBT, de l’autre, ça fait quand même un peu désordre pour la communauté musulmane française.
Indigènes, racisés, souchiens, Blancs…, le vocabulaire décolonial n’est-il pas le même selon les courants ?
À l’origine, le premier groupe à introduire ce nouveau vocabulaire décolonial, c’est bien le PIR, au moment de l’appel des indigènes de janvier 2005, quelques mois avant les émeutes. À cette époque, le vocabulaire va dans tous les sens, pour opérer une rupture à la fois sémantique et politique dans l’antiracisme. Houria Bouteldja utilise d’abord le terme « souchien » pour désigner les Français de souche, avant de lui préférer celui de « Blanc » – elle utilise la catégorie « indigène » pour parler des Français issus de l’immigration postcoloniale, mais n’hésite pas également à parler des « Noirs », des « Arabes », ou des « juifs ». Et ça, ça choque une partie importante de la classe politique à gauche, pour qui ce lexique tabou est traditionnellement l’apanage de l’extrême droite !
La radicalité du mouvement indigène, notamment par le vocabulaire et les catégories de pensée raciales qu’il emploie, mais aussi par son aspect autogéré et refusant tout compromis avec la « gauche blanche », empêche donc dans un premier temps la pénétration de cette pensée dans le champ politique « classique ». Les sympathisants « blancs » de la cause indigène, comme les universitaires ou les cadres politiques d’organisations de gauche, sont eux-mêmes critiqués par le mouvement, qui les accuse d’« objectiver la lutte », de la récupérer pour eux, comme l’avait fait le Parti socialiste dans les années 1980 avec SOS Racisme. C’est à ce moment-là que les idées intersectionnelles ont commencé à émerger et à devenir à la mode : chez ces gens qui étaient sympathisants de la cause indigène, mais qui étaient quand même mal à l’aise avec la radicalité des mots employés, avec les accusations d’antisémitisme ou d’homophobie à l’encontre du PIR – et qui comprenaient aussi qu’en tant que Blancs leur place dans le mouvement était limitée.
Pourtant, ces idées se sont largement diffusées, au point d’être parfois présentées comme la norme du combat antiracisme…
Il fallait, pour diffuser ces idées, modifier quelque peu le lexique utilisé : ces sympathisants ont donc repris les catégories de pensée du PIR, tout en les rendant plus soft, moins radicales, à travers un lexique plus consensuel, afin de ne pas choquer les chastes oreilles de la bourgeoisie qui s’autoperçoit comme « progressiste ». Ces nouveaux militants ont donc introduit par exemple le mot « racisé » à la place d’« indigène » ; ils ont commencé à mettre sur le même plan la « question raciale » et la « question queer », à parler de « déconstruction » plutôt que de « décolonisation ». Leur objectif était donc de rendre ces catégories acceptables à travers la promotion d’un idéal intersectionnel. Dans cette logique, un militant féministe doit absolument s’engager dans la défense du climat, de même qu’un sans-papiers doit accepter de parler de la stigmatisation particulière des personnes transgenres – tout cela, au nom de la convergence des luttes.
C’est pour cela que le courant intersectionnel a autant de succès aujourd’hui : il a cherché à être de toutes les luttes, à traiter tous les sujets en même temps et sur le même plan. Il a donc rendu acceptables des catégories de pensée décoloniales qui n’étaient auparavant pas audibles dans le champ politique progressiste.

Vous établissez un parallèle entre les querelles qui divisent le camp décolonial, qui ressemblent à celles qui divisaient les organisations trotskistes ?
À force de percevoir le mouvement décolonial comme une transposition de problématiques américaines, on en oublie souvent l’héritage marxiste, et français, notamment en termes de pratique militante. Si on regarde, par exemple, ce qui se passait du côté de la Quatrième Internationale (fondée à Paris par Léon Trotski en 1928), on comprend mieux certaines actualités du mouvement. Par exemple, le débat principal qui animait les trotskistes pendant l’Occupation était lié à leur place minoritaire dans le camp socialiste : fallait-il rejoindre des partis communistes, pourtant affiliés à Moscou et à la tendance stalinienne, c’est-à-dire pratiquer l’entrisme, ou fallait-il créer des structures indépendantes, quitte à rassembler une frange très marginale de la gauche, c’est-à-dire faire le choix de l’autonomie ? C’est le même débat qui traverse le camp antiraciste depuis les années 1980 : alliance avec la gauche blanche ou auto-organisation ? La tendance majoritaire à cette époque est la première, que l’on qualifiait alors d’« intégration » politique et qui était au début bien acceptée par une partie non négligeable des militants ainsi que par les cadres politiques de la gauche. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que le « lambertiste » le plus célèbre de cette époque a été… Julien Dray, faisant de l’entrisme au PS et fondateur de SOS Racisme pour « récupérer » la marche de 83. Les échecs du mouvement, liés en partie à la création de SOS Racisme, ont toutefois entaché le succès de ce choix politique.
Cette voie semble aujourd’hui avoir du plomb dans l’aile…
Dans les années 2000, la tendance émergente a été la seconde – elle a donc cherché à se défaire de ses liens avec la « gauche » pour revendiquer une affiliation avec les mouvements de lutte autonome et autogérés (comme le Mouvement des travailleurs arabes). Plus récemment, certains militants ont tenté d’ouvrir une troisième voie : le comité Adama essaie actuellement de peser dans le débat à gauche, mais en instaurant un rapport de force sur l’avancée de sa thématique de lutte, notamment vis-à-vis de La France insoumise. C’était déjà l’option prise, à une échelle plus individuelle, par Danièle Obono lorsqu’elle a été élue députée sous l’étiquette France insoumise, malgré les critiques dont elle avait fait l’objet à l’époque. Pour le « canal historique » décolonial, cette troisième voie ne fait que rejoindre la première et serait vouée à l’échec.
Ces règlements de comptes sur base ethnique, réelle ou perçue, vont à l’encontre de l’idéal décolonial qui souhaite voir émerger l’unification des forces indigènes et la décolonisation du système. Ce genre d’événement trouble leur objectif politique, surtout dans un contexte particulier où la problématique des violences policières préoccupe l’ensemble du milieu militant – décolonial comme intersectionnel.
Les militants eux-mêmes ne font jamais partie de ce genre de conflits ethniques dans les quartiers, et ne les comprennent pas, voire les déplorent. Ils espèrent plutôt que ces jeunes se politiseront pour orienter leur colère contre le système plutôt que contre leurs « frères ».
Les militants prônent en effet la « déconstruction » de l’institution policière alors qu’ils ne vivent pas dans les quartiers où la délinquance est un danger souvent plus grave pour les habitants, même « indigènes », que la violence de certaines interpellations par la police. Un exemple illustre bien cette incompréhension mutuelle entre les résidents des quartiers et les militants décoloniaux : pour les élections municipales, le PIR a soutenu la candidature de Samy Debah à Garges-lès-Gonesse en tant que candidat « indigène » et autonome. Sauf que ce même Samy Debah a fait du retour de la police dans les quartiers une priorité de sa campagne, car beaucoup de ses électeurs déplorent la désertification des services publics, dont la police.

Source :
https://www.lepoint.fr/politique/le-mouvement-decolonial-s-appuie-sur-un-heritage-marxiste-18-06-2020-2380640_20.php

happywheels

1 Comment

  1. Franccomtois dit :

    PourritureIndigesteRance,comment une telle organisation peut-elle encore exister?
    Génération Identitaire qui dit simplement son attachement á sa Terre et les voilá condamnés,y a quelque chose qui tourne pas rond dans l´hexagone.

    Les indigestes de la RAIEpublique c´est comme les punaises de lit pour sans débarrasser cela va demander pas mal de temps pour en arriver á bout,ne déses pérons pas!

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