Au Collectif contre l’islamophobie, de la suite dans les données

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Le CCIF, créé pour recenser les actes antimusulmans et aider les victimes, est soupçonné de porter un islam politique et un projet de société communautaire.

L’arrière-cour est tristounette. Mais discrète. Il faut d’abord franchir une lourde porte en fer, puis gravir un escalier. Le soir, après le travail, les ordinateurs sont soigneusement mis à l’abri. Au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), on redoute surtout le vol des données. «Nous avons beaucoup d’ennemis», lâche Samy Debah, le fondateur et (toujours) président de l’association, dont le travail est de comptabiliser les actes antimusulmans et d’apporter une assistance juridique aux victimes. Depuis longtemps, elle est dans le collimateur de l’extrême droite et de la mouvance identitaire. Samy Debah demande d’ailleurs à ses visiteurs de ne pas dévoiler l’adresse du CCIF à Paris. Depuis les attentats de novembre, le climat s’est encore alourdi. Les accusations politiques sont tombées dru sur le collectif, suspecté de promouvoir un islam politique. Le président de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco, s’est vu violemment reprocher par Manuel Valls d’avoir signé une tribune aux côtés du CCIF. Une organisation qui participerait, selon le Premier ministre, à la diffusion d’un«climat nauséabond» en France.
L’histoire du collectif se confond étroitement avec la propre trajectoire de Samy Debah. Au CCIF, le vrai patron, c’est lui, même si les porte-parole successifs ont incarné médiatiquement l’association. Professeur certifié d’histoire, il est à la fois l’un des acteurs et l’une des réussites du retour à l’islam des enfants de la deuxième génération d’immigrés dans les années 90. «Nous avions soif de connaissance et nous avions écouté toutes les grandes figures de l’époque» ,raconte-t-il.

Dans ces années-là, Debah a été tour à tour prédicateur du Tabligh (un mouvement ultrafondamentaliste et prosélyte) et l’un des organisateurs, en Ile-de-France, des tournées de conférences du théologien Tariq Ramadan, accusé de proximité avec les Frères musulmans. Un compagnonnage encombrant ? «Samy Debah n’a jamais fait partie du premier cercle de Tariq Ramadan», souligne un bon connaisseur de la scène musulmane française. Pourtant, les accusations de double discours subsistent. Parmi les reproches récurrents : ceux de jouer une victimisation outrancière et de défendre, en sous-main, une société communautaire.
Que le CCIF ait son agenda politique ne fait aucun doute. Il demande clairement l’abrogation de la loi de 2004, qui interdit le port de signes religieux à l’école, et celle de 2010, qui prohibe le port du voile intégral dans l’espace public. Samy Debah le revendique. «Ce sont des lois islamophobes, et à ce titre, nous les combattons. Comme toutes celles qui pourraient venir à propos du voile dans l’entreprise ou à l’université.» Faut-il en faire pour autant des alliés des Frères musulmans ? «Etre Frère musulman, ce n’est pas une tare, mais je ne le suis pas», se défend Debah.

De fait, l’association, née au tournant des années 2000, n’a jamais eu de lien organique avec l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), la branche française des Frères. D’où vient alors cette suspicion ? Le président de l’association ne renie pas son admiration pour Tariq Ramadan, aujourd’hui encore l’un des invités de marque aux dîners de gala du CCIF. Mais il tempère toutefois son influence. «Je suis un produit de l’école républicaine. C’est là où j’ai acquis ma culture politique.»

Lors de sa cérémonie annuelle destinée à lever des fonds, le CCIF brasse large. Animé par l’humoriste Yassine Belattar, le dîner de mai 2015 – ticket d’entrée fixé à 200 euros – a rassemblé des personnalités telles que Pascal Boniface, le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), Alain Gresh, ancien rédacteur en chef duMonde diplomatique,

ou encore Houria Bouteldja, porte-parole des Indigènes de la République, un mouvement se présentant comme «décolonial» mais régulièrement accusé d’être antisémite. En 2014, l’imam de Brest, Rachid Abou Houdeyfa, qui soutient que les enfants écoutant de la musique vont être «transformés en porcs», ou l’imam Abou Anas, une figure du salafisme francilien, étaient de la partie.

Yasser Louati, nouveau porte-parole du CCIF, assume : «On peut ne pas être d’accord avec certains intervenants, mais ils n’ont pas enfreint la loi.» A ses détracteurs, il renvoie aux statuts de son association, qui promeuvent «le principe d’égalité entre les hommes et les femmes» et «le principe de laïcité, comme celui-ci a été compris par Aristide Briand et Jean Jaurès».
Avant de devenir un sujet polémique, le CCIF a peiné pour se faire un nom en France. Il est lancé en octobre 2003 par une manifestation improvisée d’une trentaine de personnes devant les locaux de l’hebdomadaire le Point après des déclarations à l’emporte-pièce de l’éditorialiste Claude Imbert – «il faut être honnête. Moi, je suis un peu islamophobe. Cela ne me gêne pas de le dire». Les années qui suivent sont un peu celles de la traversée du désert, malgré les débats virulents qui occupent la France sur le port du voile à l’école. «C’était un groupe d’étudiants. Lors des divers rassemblements de musulmans, Samy Debah tenait à peu près seul le stand du CCIF», se souvient un témoin des débuts.

La reconnaissance va se faire par l’international. «Dans les pays anglo-saxons, la question de l’islamophobie était beaucoup plus décomplexée», souligne Bernard Godard, l’un des meilleurs experts de l’islam de France. En 2005, une délégation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) fait une tournée en France. Invité par le Quai d’Orsay, le CCIF impressionne. Même si son travail est encore tâtonnant, l’association est la seule à répertorier de façon systématique, en France, les actes antimusulmans. L’OSCE adoube le CCIF en l’invitant, chaque année, à sa rencontre sur l’état des droits de l’homme. Le Conseil économique et social des Nations unies lui accorde le statut de membre consultatif. L’association se crée alors un réseau dans le monde entier. «On a commencé à parler de plus en plus de nous. Des sociologues et des journalistes – surtout étrangers – sont venus nous rencontrer», explique le fondateur du CCIF. Vincent Tiberj, sociologue à Sciences-Po, appuie : «Les actes antimusulmans ont longtemps été un angle mort des associations antiracistes. Le CCIF, notamment, a réussi à créer cette prise de conscience.»
La visibilité du collectif s’accentue au rythme des crispations françaises sur l’islam. L’année 2010 est fondatrice. Lors de la campagne des élections régionales, Marine Le Pen s’empare du thème de la laïcité pour transformer le vieux racisme anti-Arabes de l’extrême droite en croisade antimusulmane, désormais plus porteuse. Au même moment, le CCIF se professionnalise, se trouve un efficace porte-parole avec

Marwan Muhammad, statisticien de formation, aujourd’hui directeur exécutif. «J’étais bénévole et je faisais des traductions en anglais. J’ai pris la mesure de l’ampleur et de la gravité de l’islamophobie, raconte-t-il. Il y avait un décalage entre la réalité et ce que racontaient les médias.»C’est une sorte de fils spirituel pour Samy Debah. «Marwan a apporté la méthodologie qui manquait au CCIF. En même temps, il l’a radicalisé en accentuant le côté victimisation du discours», pointe un observateur. Grâce à l’appui financier de la fondation Open Society du milliardaire américain George Soros, l’association lance, en 2012, une vaste campagne de communication, «Nous (aussi) sommes la nation», qui fait grand bruit… et polémique.
Le CCIF, qui compte aujourd’hui huit salariés, accroît sa surface médiatique. La publication de son rapport annuel est désormais un rendez-vous, même si ses chiffres sur les actes islamophobes peuvent être gonflés. Dans le viseur des critiques, une qualification d’islamophobie parfois très extensive. Par exemple, pour le CCIF, l’expulsion en 2004 d’un imam ayant justifié les violences faites aux femmes a été recensée comme un acte islamophobe. Même aujourd’hui, les statistiques du CCIF restent en net décalage avec celles du ministère de l’Intérieur : plus de 900 actes recensés en 2015 selon l’association, contre 429 selon les autorités. Rien d’étonnant à cela, selon Yasser Louati : «Le ministère ne s’appuie que sur les dépôts de plainte. On travaille aussi à partir de contentieux administratifs ou de dossiers qui sont traités par la médiation.» Le CCIF précise d’ailleurs que sur les quelque «2 500 sollicitations» dont il a fait l’objet l’an passé, plus de la moitié n’ont pas débouché sur une qualification islamophobe.
«En mode survie»
Cette querelle sur les chiffres ne doit pas masquer la bataille sémantique autour du terme d’«islamophobie», au moins aussi importante. Certains détracteurs du CCIF, et notamment une partie de la gauche attachée à l’idée d’une laïcité stricte, l’accusent de préempter ce terme, «tuant» ainsi dans l’œuf tout débat de fond sur l’islam et ses valeurs. D’où les crispations autour de déclarations telles que celle d’Elisabeth Badinter : «Il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe» (lire encadré page 3). Pour autant, le travail du collectif a été jugé utile par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui l’auditionne régulièrement et a décidé, en 2013, d’institutionnaliser le terme d’«islamophobie» : «L’objectif était de disposer d’un autre vocable que celui d’actes antimusulmans, afin de rendre compte d’un climat inquiétant : le rejet des pratiques de l’islam, qui ne se traduit pas forcément par la commission d’une infraction pénale» ,explique sa présidente, Christine Lazerges, qui avoue ne «pas comprendre» la méfiance dont le CCIF fait l’objet. L’association collabore avec une autre institution officielle, le défenseur des droits, dirigée par Jacques Toubon, dont un des membres salue le sérieux des données transmises par le CCIF. Et, en juin 2015, Samy Debah a été convié au ministère de l’Intérieur pour participer à la nouvelle instance de dialogue avec l’islam mise en place par l’équipe de Bernard Cazeneuve. Mais pas le 21 mars à la journée consacrée à la lutte contre la radicalisation.

Fort de ses 4 000 adhérents, de son expérience de crowdfunding, le CCIF a assis ses bases et son indépendance.«Financièrement, nous étions en mode survie jusqu’à l’année dernière, précise Debah, sans dévoiler le budget annuel de sa structure. Le cœur opérationnel est solide.» Aujourd’hui, le CCIF resserre ses liens avec la mouvance néosalafiste française, incarnée par l’ONG islamique Baraka City ou l’activiste numérique Al Kanz. Après le 13 Novembre, les uns et les autres ont signé un communiqué commun, intitulé «Ensemble plus forts que jamais». Extrait : «On veille, comme des sentinelles, soucieux de préserver ce qui reste du vivre-ensemble.» La prolongation de l’état d’urgence et des mesures administratives afférentes (perquisitions, assignations), qui concernent le plus souvent des populations d’origine maghrébine, pourraient encore renforcer l’influence du CCIF.
Sylvain Mouillard , Bernadette Sauvaget
source :
http://www.liberation.fr/france/2016/04/03/au-collectif-contre-l-islamophobie-de-la-suite-dans-les-donnees_1443712

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