L’architecture sous Vichy : comment sortir d’une “ignorance encyclopédique” ?

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Si les architectes français n’ont presque rien construit sous l’Occupation, ils ont été choyés par le régime pétainiste. Sauf ceux qui ont été persécutés… Un colloque au Collège de France est revenu sur cette période trouble, sans parvenir à faire toute la lumière.
Quel a été le rôle exact des architectes français sous l’Occupation ? La question travaille quelques historiens depuis une trentaine d’années.

Dont Jean-Louis Cohen, enseignant à l’Université de New York et professeur invité au Collège de France, qui y organisait le 16 juin 2016 un colloque avec pour thème « Architecture, arts et culture dans la France de Vichy, 1940-1944 ». « A côté de la quantité impressionnante de travaux qui ont porté sur Vichy, le champ de l’architecture et de l’urbanisme est resté riche en lacunes, contrairement à la plupart des autres professions », constate Jean-Louis Cohen.
Conséquence de cette « ignorance encyclopédique », de multiples questions restent en suspens : des architectes ont-ils participé à l’application des lois raciales ? Entre conservatisme et régionalisme, quelle était la place du modernisme ? Qu’enseignait-on dans les écoles ? Comment s’est passée l’épuration à la Libération ? Une douzaine de participants, dont l’historienne de l’art Laurence Bertrand-Dorléac, l’historienne Danièle Voldman ou l’architecte Daniel Le Couédic, fin connaisseur des subtilités bretonnes, ont apporté leurs réponses.
Précarité professionnelle
Cette journée a montré combien la position de l’architecture sous Vichy est paradoxale. En dehors du Mur de l’Atlantique coulé dans le béton sous la direction des nazis, on ne construit pas grand-chose dans la France occupée. Pour « faire bouillir la marmite », les architectes s’arrachent la moindre commande. Ils se précipitent sur les projets de destruction des « îlots insalubres » parisiens, dont certains abritent une importante population juive. Après-guerre, certains se vanteront du savoir-faire ainsi acquis dans ces conditions sordides.
Tout en étant désœuvrés, les architectes sont choyés par le régime. Pour les protéger, et empêcher géomètres ou ingénieurs de les concurrencer, Vichy crée l’Ordre des architectes en décembre 1940, à la grande satisfaction de la profession, qui réclamait cette mesure depuis les années 30. Mais l’un des invités du colloque,

l’architecte Frédéric Seitz, rappelle que la création de cet Ordre, avec à sa tête deux grandes personnalités, Henri Prost (1874-1959), auteur d’un plan d’aménagement de la région parisienne, et Auguste Perret (1874-1954), pionnier du béton armé, a une contrepartie : l’application de la politique de Révolution nationale du maréchal Pétain, c’est à dire l’interdiction des associations professionnelles et des syndicats.
Le même organisme corporatif va expurger la profession des Juifs et des francs-maçons, en ne tolérant que 2 % de Juifs. Pour être admis, il faut répondre à la question : « êtes-vous aryen ? ». L’Ordre participe enfin à la spoliation des biens immobiliers possédés par les Juifs. « Les instances de la profession sont directement engagées dans cette opération, et ne seront pas mises en cause », relève Jean-Louis Cohen.
A la Libération, l’Ordre sera chargé de l’épuration de ses propres membres… Selon Danièle Voldman, moins de 5 % des architectes seront inquiétés pour collaboration, et environ 2 % sanctionnés, en général par un blâme ou un avertissement n’entraînant pas radiation. Enquêter sur l’affaire reste difficile : « Les archives sont moins accessibles qu’il y a une vingtaine d’années », remarque Danièle Voldman.
Une “pulsion d’oubli et de refoulement extrêmement puissante”
Si la plupart des architectes – ni collabos, ni résistants – sont surtout restés attentistes, « la pulsion d’oubli et de refoulement a été extrêmement puissante chez tous ceux qui ont été engagés dans cette période », résume Jean-Louis Cohen. Les archives de l’Ecole spéciale d’architecture ont ainsi presque entièrement disparu… Prost et Perret continueront à faire une belle carrière après-guerre.

Tout comme Le Corbusier, malgré ses dix-huit mois passés à Vichy, logé, nourri et nanti de titres officiels.
Comment des architectes modernistes comme Perret et Le Corbusier ont-ils pu fricoter avec le pétainisme, voilà une question à laquelle ce colloque n’a pas répondu, se contentant d’observer que l’époque était propice aux « proximités » et « promiscuités » de toutes sortes. La pulsion d’oubli serait-elle toujours à l’œuvre ? Il est piquant d’entendre de quelles prouesses verbales des historiens restent capables pour ne jamais prononcer les mots « fasciste » ou « nazi », alors que la période s’y prête quand même un peu. Frédéric Seitz a d’ailleurs déploré le discours dépolitisé de certains de ses collègues.
Personne n’a donc rappelé que Le Corbusier et Perret avaient au moins un point commun avec Vichy : l’antisémitisme. Le Corbusier (1887-1965) voulait anéantir le vieux monde et régénérer biologiquement « la race » par l’urbanisme, cadre idéal d’une nouvelle société « machiniste ». Partisan du retour à la terre, il se méfiait de la ville, source désignée de tous les miasmes corporels et moraux. Une méfiance partagée par les urbanistes maréchalistes. Logique avec lui-même, il s’est donc précipité à Vichy, où les technocrates combinaient ruralisme et rationalisation des méthodes de fabrication. Il a trouvé quelques défenseurs côté pétainiste, mais pas assez pour construire quoi que ce soit.
Bien des questions se posent encore : quid du sort des architectes communistes, par exemple ? Et qui ont été les résistants, en dehors de quelques noms connus comme André Lurçat ou Pierre Jeanneret ? On aurait aimé aussi que les participants relient d’avantage l’Occupation à l’histoire des idées, et à ce qui s’est passé en Italie et en Allemagne.


Une piste esquissée par Dorothée Imbert, enseignante à l’université de Columbus (Ohio), qui exhume la figure du paysagiste Henri Pasquier. Celui-ci voulait faire du territoire un vaste parc en prenant exemple, écrivait-il, sur « la construction d’autoroutes dans un grand pays voisin », pour ne pas dire l’Allemagne hitlérienne. Reprenant le vocabulaire de ses confrères allemands, il se proclame en 1943 « avocat du paysage ». Lui aussi poursuivra sa carrière après la guerre. Cette histoire ne se termine donc pas en 1945. De quoi organiser de nouveaux colloques…
Source :
http://www.telerama.fr/scenes/l-architecture-sous-vichy-comment-sortir-d-une-ignorance-encyclopedique,144077.php

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