« Penser l’ennemi « d’Alain BAUER

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Professeur de criminologie au Conservatoire national des arts et métiers, à New York et à Pékin. Dernier ouvrage paru : « Dernières nouvelles du crime » (CNRS Editions, 2013).
Dans son ouvrage « Qui est l’ennemi ? », le criminologue Alain Bauer montre que l’émiettement des logiques terroristes contraint les services de sécurité à renouveler toutes leurs approches. Décapant.
EXTRAITS
Obnubilés par la nouvelle forme de terrorisme spectaculairement manifestée par les attentats du 11 septembre 2001, les responsables politiques et policiers français ne surent pas voir qu’une hybridation avec le monde criminel était en cours en Occident. Les mises en garde ne manquaient pourtant pas.

Dès 2002, mon collègue Xavier Raufer publiait ainsi une note intitulée : « Crime organisé, 1995-2002 : mafias, cartels, gangs terroristes » où il écrivait notamment : « Le monde du crime a changé… Deux territoires de crimes, auparavant parfaitement distincts, le territoire « politique » d’un côté, le territoire « mafieux » de l’autre, se sont amalgamés en un seul. La fin du monde bipolaire a fait tomber plus d’un mur… D’autres séparations, notamment psychologiques, ont disparu. La représentation binaire du monde d’hier, l’Ouest contre l’Est, et la politique contre le crime, n’a plus aucun sens. Les acteurs « politiques » (mouvements de guérilla, milices, mouvements de libération nationale, groupes terroristes) et les acteurs de « droit commun » (crime organisé, groupes mafieux, cartels) qui, autrefois, agissaient chacun dans leurs territoires respectifs, se retrouvent aujourd’hui sur la même scène mondiale, obligés de muter rapidement ou de disparaître. »

Il a fallu l’équipée meurtrière de Mohamed Merah pour que l’on prenne conscience qu’une nouvelle forme de terrorisme était apparue. Les faits : en mars 2012, quelques semaines avant l’élection présidentielle en France, un parachutiste est tué à Toulouse. Le 15 mars, dans une seconde attaque dans un centre commercial de Montauban, deux soldats en uniforme sont abattus et un troisième sérieusement blessé. Le 19 mars, trois personnes, dont un enfant, sont tuées dans une école juive. L’auteur de ces meurtres est identifié comme Mohamed Merah, un Franco-Algérien de 23 ans, petit délinquant devenu terroriste islamiste. Merah s’en est pris à des militaires à cause de l’implication de la France en Afghanistan. Il a aussi reconnu, lors du siège de son appartement, qu’il a attaqué l’école juive pour venger les enfants palestiniens, mais qu’il s’agissait d’une cible secondaire après qu’il eut échoué à tuer un autre soldat. Les enquêteurs sont convaincus que la radicalisation de Merah a commencé en prison et s’est renforcée après deux séjours en Afghanistan et au Pakistan.
C’est au travers de ces attaques spectaculaires que s’est imposée la réalité du « gangsterrorisme » et que l’on a compris la nécessité d’analyser le phénomène, à savoir la radicalisation de malfaiteurs en prison sous couvert de djihad. […]
Pour la première fois était ainsi mise au jour la fabrique de ces «nouveaux terroristes», ennemis impossibles à détecter si l’on ne prenait pas en compte cette analyse.
Dumont, Caze, Kelkal, Merah, Kouachi et Coulibaly, et malheureusement d’autres à venir, ont d’abord été considérés comme des exceptions. Et nous avons continué à faire confiance aux machines pour faire le travail de renseignement opérationnel. A cause du fétichisme technologique, nous avons cru que les systèmes étaient capables de remplacer le cerveau humain. C’était une erreur. Les systèmes sont utiles pour confirmer ou rejeter les hypothèses émises par les êtres humains. Mais ils ne les remplacent pas. […]

Les progrès des droits de l’homme et de la démocratie de marché percutent de fortes résistances liées à des conservatismes et des replis identitaires virulents. […]
Régis Debray, toujours plus fécond et plus précis, est allé plus loin dans l’analyse de ce qui fait aujourd’hui crise et chaos autour de la dilution des appartenances dans un grand tout qui ne peut, par l’échange des marchandises, répondre aux besoins humains d’identité et d’appartenance : « Il n’était pas prévu par nos maîtres penseurs que le supposé « village global » du XXIe siècle pût voir tant de villageois s’entre-tuer, tant de quartiers en venir aux mains. La diffusion du savoir, des bibliothèques, du télégraphe et des machines à vapeur était supposée mettre fin à la tour de Babel. C’était le credo de base des Lumières, ce que nous avaient annoncé Voltaire et Victor Hugo, et dans la foulée les prophètes du management et du désenchantement du monde (Karl Marx ou Max Weber, Jean Monnet ou Jean-Jacques Servan-Schreiber). Où est la surprise ? Dans le fait qu’à la mondialisation technoéconomique correspond une balkanisation politico-culturelle, porteuse d’insurrections identitaires où la sacralité a changé de signe […] »**.
Depuis toujours, les grands empires ont dominé l’histoire du monde. Intégrant de force des nations, des cultures et des religions parfois opposées, leurs frontières ont composé une cartographie éphémère mais souvent violente, dont on pensait qu’elle s’était stabilisée à Yalta, avant de s’effondrer après la chute du chah, en 1979, puis celle du mur de Berlin, dix ans plus tard. La décolonisation militaire des années 60 n’a que rarement permis une indépendance économique. Si l’Empire austro-hongrois semble définitivement réduit à la seule nostalgie, les autres resurgissent et viennent affronter les cartographies officielles : les empires ottoman, chinois, russe, perse se rappellent plus ou moins brutalement à nos bons et mauvais souvenirs. Le glacis mondial fond de manière accélérée. Le réchauffement provoque le retour au premier plan des anciennes tribus qui réclament justice, terres, pouvoir. Déjà, l’Iran perse et la Turquie ottomane retrouvent leur statut, la Russie cherche à reconquérir son espace orthodoxe, la Syrie alaouite essaie d’arracher les conditions de sa survie au prix de centaines de milliers de morts, le Kurdistan s’achemine vers une indépendance inéluctable.
Depuis la guerre civile algérienne, la définition de l’adversaire, de l’ennemi, ne va donc plus de soi. Le terrorisme a changé de nature, les modèles ont évolué, et si la détection et la collecte du renseignement restent d’un niveau très élevé, l’analyse pèche considérablement, tant la prise en compte de l’Orient compliqué semble éloignée de l’Occident twitterisé. […]

Outre un dispositif structuré et internationalisé, l’Etat islamique semble avoir pris comme modèle une synthèse entre le Hezbollah, le Baas et le parti bolchevik. Organisation pyramidale, faisant régner la terreur en interne et en externe, rassemblant des brigades aguerries (Libyens, Tchétchènes, Occidentaux), la structure est surtout connue pour sa brutalité, notamment contre ses ennemis les plus proches, les militants restés fidèles au dernier carré de dirigeants de ce qui reste d’Al-Qaida, nébuleuse qui a émis son chant du cygne il y a déjà plusieurs années. […]

Le terrorisme singulier est devenu pluriel. On trouve de façon résiduelle des professionnels du terrorisme d’Etat hésitant entre retraite, sénilité et mercenariat, des «golems» créés par des Etats et qui s’en sont émancipés pour agir en fonction de leurs propres intérêts, des hybrides nés dans le crime et espérant la rédemption par la terreur, mais toujours en liaison avec des organisations, et des lumpenterroristes, souvent illuminés, décidant sous une impulsion de passer à l’acte. Ici et là, rarement, un « loup solitaire » à la Kaczynski [Unabomber] ou à la Breivik.
Bref, un condensé d’opérateurs sur le déclin, plus ou moins résilients, et de nouveaux venus, qui imposent aux services de sécurité des Etats de sortir de la logique du prêt-à-penser antiterroriste pour se lancer dans le sur-mesure. Un véritable choc culturel pour sortir d’une guerre froide obsessionnelle où l’on recherche encore l’espion venu du froid. Qui n’a sans doute pas disparu, mais se trouve un peu relégué par la concurrence inattendue d’ennemis que nous ne connaissons pas vraiment, bien que nous les ayons fabriqués nous-mêmes. […]
Si la création du coordonnateur national du renseignement apparaît comme un considérable progrès (même si son devenir semble incertain), la communauté des services spécialisés reste très étriquée, car on confond souvent collecte, analyse, interception, réaction.
La première marge de progression concerne donc la communauté qu’il conviendrait de définir en sortant de l’idée qu’elle serait singulière alors que son objet est pluriel. Il existe en effet une communauté de la collecte qui doit intégrer renseignement territorial policier, anticipation opérationnelle de la gendarmerie, administration pénitentiaire, agents des polices municipales, opérateurs de sécurité des grands opérateurs de services publics et privés (postes, transports) qui peuvent devenir les yeux et les oreilles de la nation. […]

En 2002, Raymond Kelly, alors directeur du New York Police Department, et David Cohen, son adjoint chargé du renseignement, décidèrent de créer un service totalement nouveau, parfaitement adapté à l’après-2001, en mêlant experts civils, analystes et policiers. Ils avaient compris, eux qui étaient tout particulièrement chargés de rassurer une ville meurtrie, qu’on ne fait pas la guerre au terrorisme. On lui fait la police.
* Professeur de criminologie au Cnam, à New York et à Pékin.
** Intervention de Régis Debray aux Ves Assises nationales de la recherche stratégique du 21 novembre 2014.

Qui est l’ennemi ?, d’Alain Bauer, préface de Michel Rocard, CNRS Editions, 46 p., 5 €. En librairies le 1er octobre.
source :
http://www.marianne.net/penser-ennemi-100237116.html

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4 Commentaires

  1. MARC RIBBI dit :

    il n’y a rien à attendre de bauer qui a demandé l’interdiction de la ldj

  2. CATHY dit :

    Moi ce type me fait sortir de mes gonds… Il est un franc-maçon… Je HAIS les francs-maçons… Pour eux il n’existe aucune religion ( ni dieu – ni maître )… Ils agissent dans l’ombre et représentent selon moi un grand danger pour l’humanité…

    • josué bencanaan dit :

      la franc maconnerie est sortie de son contexte originel, aujourd’hui ce n’est qu’un club de « riche bourgeois » et de decideur de bac a sable.

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