SS :Un « bourreau ordinaire »? « Krüger n’a connu d’autre expérience que celle de tuer »

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INTERVIEW – L’historien Nicolas Patin, né en 1981, restitue dans un livre le parcours d’un des pires bourreaux de la Seconde Guerre mondiale. La clarté d’écriture, la profondeur de réflexion, le sérieux des recherches font de Krüger – un bourreau ordinaire une remarquable biographie sur un « devenir bourreau ».
Quel a été le parcours de Friedrich-Wilhelm Krüger?
Krüger était le responsable de la SS et de la police dans la Pologne occupée par les nazis ; durant la Seconde Guerre mondiale, c’est lui qui a été chargé de l’assassinat de tous les juifs polonais et de la répression de la résistance. Peu de bourreaux, au XXe siècle, portent la charge d’un tel déluge de tueries. Pourtant, quand j’ai trouvé sa trace dans les archives allemandes, c’était sous la forme de son journal de la Première Guerre mondiale, celui d’un jeune soldat de 20 ans. Ce qui m’a intéressé, c’est ce long processus de transformation, au fil des années 1920 et 1930 : alors qu’après la défaite de 1918 il devient un simple commis dans une librairie, il grimpe rapidement, par la suite, les échelons du parti nazi pour devenir haut responsable de la formation prémilitaire. C’est ce qui le conduit, en tant que fidèle de ¬Heinrich ¬Himmler, en -Pologne en 1939.
Pourquoi peut-on voir dans le jeune soldat « sympathique » et « ironique » de 1918 l’un des plus importants bourreaux nazis?
C’est tout le paradoxe. Krüger, en 1914, ne correspond pas à l’archétype de l’officier borné chez lequel on devinerait, presque par automatisme, un « nazi en puissance ». Il est certes nationaliste, convaincu du bien-fondé de son métier de soldat, mais il conserve toujours une forme de distance : face à ses supérieurs, il se moque parfois ; surtout, il est capable de voir la cruauté terrible de cette nouvelle guerre industrielle qu’est la Grande Guerre. Cela dit, son passage dans l’école prestigieuse des cadets l’a sûrement marqué, et a formé son rapport à l’autorité…
Pourquoi faites-vous un appel parcimonieux aux sciences sociales pour expliquer la figure du bourreau?
La psychologie, l’anthropologie et la sociologie sont des sciences sociales extrêmement éclairantes. Dans le cas du nazisme, cependant, on les utilise trop souvent pour dépeindre des archétypes qui deviennent vite des invariants. Eichmann devient ainsi le symbole de la « banalité du mal », Goebbels celui d’une « propagande empoisonnée », tout comme, Les Bienveillantes, de Jonathan ¬Littell (2006), nous expliquaient que nous étions tous des bourreaux en puissance. Dans les deux cas, que le criminel de masse soit trop ordinaire ou trop extraordinaire, on le stabilise dans un « être » psychologique qui serait censé tout expliquer. Or, chez tous les bourreaux impliqués dans l’extermination des juifs, la radicalisation a été un processus, un devenir bourreau, qui se construit entre le traumatisme de 1914-1918 et l’achèvement tragique de la période 1914-1945.


Cracovie, 1939, parade des forces de police : Krüger, portant un casque, se tient derrière Hans Frank.
Faut-il comprendre Friedrich-Wilhelm Krüger comme l’enfant monstrueux des années 1914-1945?
C’est une très bonne définition. « Enfant » en est d’ailleurs le terme principal : comme de nombreux jeunes hommes de son âge, ¬Krüger entre dans la guerre à l’âge de 20 ans. Il n’a, en 1918, connu aucune autre expérience professionnelle que celle de tuer, comme l’écrit, de son côté, Erich Maria Remarque dans A l’ouest rien de nouveau. De plus, son père tombe sous l’uniforme dans les premiers jours de la guerre, en Belgique. Tout son parcours montre qu’il n’arrive pas à sortir de cette expérience fondatrice, à l’oublier. Encore en 1939, il continue de percevoir le conflit qui vient d’éclore à travers le prisme de certaines catégories de la guerre de 1914-1918 et de la défaite qui a suivi. Cela lui permet de ne pas regarder en face en quoi cette nouvelle guerre a changé : l’extermination des juifs n’a plus rien à voir avec la guerre des tranchées, mais lui continue de percevoir son rôle comme étant le même, celui d’un soldat en guerre. Des années de formation idéologique, dans l’entre-deux-guerres, l’ont aidé à construire cette confusion.
Le chef suprême de la SS et de la police (HSSPF) en Pologne occupée de 1939 à 1943, responsable direct de la mort de plus de deux millions de juifs en Pologne, est un bon père et un bon mari. Un homme « normal ».
C’est un des éléments les plus ¬dérangeants de l’étude sur les bourreaux nazis, mais nous devons le regarder en face. Nous n’arrivons pas à comprendre comment ces hommes pouvaient, dans le même temps, être moralement « bons » envers leurs familles, leurs proches, et si terriblement atroces envers leurs victimes. Mais en réalité, il faut comprendre cette idée simple : l’idéologie des nationaux-¬socialistes les poussait, d’un côté, à adorer leur race, leur nation, leur ¬famille, et tout ce qui relevait de la construction d’un avenir aryen ; de l’autre côté, on les appelait à haïr, exécrer de toute leurs forces « l’ennemi juif » et les « hordes slaves ». Il n’y a donc pas de clivage, chez Krüger, entre l’homme qui emmène ses fils faire du cheval tous les matins et s’occupe de leurs devoirs, semble être un mari attentif et un collègue prévenant, et celui qui ordonne de faire tirer sur des enfants juifs dans le ghetto de Varsovie. Ce qui nous pousse dans les limites de nos propres valeurs humanistes, c’est la profondeur atteinte par les racines idéologiques du nazisme : nous n’arrivons pas à comprendre que le fanatisme de ces hommes dépassait largement l’empathie qu’il nous semble logique de ressentir pour tout être humain. Pour eux, cette empathie n’existait pas, et le clivage ne passait donc pas, comme on le présume, au sein même de leurs émotions, mais entre ceux qu’ils aimaient et défendaient – les Allemands – et ceux qu’ils voulaient détruire – la population juive.

Peut-on décrire Friedrich-Wilhelm Krüger comme un « parfait » soldat, faisant preuve d’une « obéissance cadavérique »?
L’idée que le crime soit motivé par un parfait respect des ordres est séduisante, et parfois vraie. ¬Krüger a appris dès son plus jeune âge à se plier à une discipline de fer qui a perduré dans son engagement dans la SS. Cependant, on verse assez vite, en pensant comme cela, dans une vision caricaturale du « militarisme prussien » qui aurait sculpté le nazisme. Dans le même temps, on peut aussi tendre à une déresponsabilisation des bourreaux, en montrant qu’ils n’avaient pas le choix. Très peu de dignitaires nazis ont été condamnés durant la guerre pour avoir refusé d’obéir à des ordres. Plus ils étaient haut placés dans la hiérarchie, plus ils avaient de marge de manœuvre. Ils ont choisi, consciemment, d’appliquer leur politique meurtrière, Krüger le premier.
N’est-on pas trop fascinés par les figures de bourreaux?
J’ai commencé à penser à ce livre en 2010, il y a sept ans. Depuis, de nombreux livres ont été publiés sur le sujet, et en cette rentrée, l’actualité est encore touffue, entre le film sur Heydrich sorti au début de l’été (HHhH) ou la fiction récente sur Josef Mengele, sans parler des pléiades de biographies de Hitler. Il faut se méfier des effets publicitaires qui voudraient profiter de la sidération occasionnée par l’ampleur des crimes nazis pour vendre. Il n’existait aucune biographie de Krüger, et je voulais faire mon travail d’historien en comblant ce manque. Et au fond de moi, je pense que ce livre – le lecteur le percevra peut-être – est surtout une réflexion sur la Première Guerre mondiale et ce qu’elle a fait à l’Europe. Cela dit, le bourreau continuera de nous questionner, non seulement parce qu’il nous renvoie aux limites morales de notre modernité, mais aussi parce que la mort de masse n’a pas disparu de notre horizon, et se perpétue, souvent, aux frontières de l’Europe. Il nous faut continuer à expliquer, inlassablement, les mécanismes qui mènent au crime.
Source :
http://www.lejdd.fr/culture/livres/un-bourreau-ordinaire-kruger-na-connu-dautre-experience-que-celle-de-tuer-3455813


Plaque commémorative de l’attentat de l’Armia Krajowa contre Krüger, le 20 avril 1943 (Cracovie)

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3 Commentaires

  1. alanliev78 dit :

    Et oui le nom du tueur de Fiction Freddy Krüger est inspiré par ce vrai bourreau !

  2. Olivier dit :

    Par rapport à la question de la discipline et des sanctions, Omer Bartov, professeur à Brown University, a écrit un livre sur l’armée nazie, cherchant à voir quels éléments peuvent expliquer ce comportement meurtrier, notamment en Union Soviétique.
    Il montre que la discipline interne sur le front germano-sovétique était terrible (il donne un chiffre de 15,000 soldats condamnés à mort et exécutés pour motifs disciplinaires), et qu’en contrepartie, les officiers donnaient libre cours aux soldats pour exercer une violence contre les populations civiles (et les militaires), en partie pour servir d’exutoire.
    De manière générale, l’organisation globale du système nazie exploitait tout un tas d’éléments psychologiques visant à maximiser la violence exercée envers ceux qui étaient désignés comme des ennemis

  3. aval31 dit :

    Je pense que si l’Allemagne aurait été en grande partie éradiquée comme elle le méritait collectivement et s’attendait à l’être on ne se poserait plus de questions.

    Après la 1er guerre mondiale où déjà l’Allemagne avait pillé et fait mourir de faim des millions de gens à l’est et maintenant quand elle de part sa politique mène l’Europe ( et la planète) à la dépression en se permettant un énorme dumping non sans avoir déclenché la seule guerre civile en europe (en faisant éclater la yougoslavie)…

    …oui la vraie question est pourquoi a t’on laissé un peuple criminel, inventé de toute pièce, aussi tranquille.

    Naif, j’ai fait allemand première langue , mais souvent je me dis qu’au moins ….c’est proche du Yiddish.

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