
Georges Bensoussan : «Dans le conflit israélo-palestinien, c’est la partie arabe qui a toujours refusé la solution à deux États»
Par Alexandre Devecchio
GRAND ENTRETIEN – L’historien décrypte les ressorts profonds du conflit israélo-arabe et regrette l’inculture et la paresse intellectuelle de beaucoup d’observateurs.
LE FIGARO. – Alors que l’affrontement entre Israël et l’Iran fait les gros titres, la tragédie de Gaza se poursuit et Emmanuel Macron a plusieurs fois laissé entendre que la France pourrait reconnaître l’État palestinien . La solution à deux États n’est-elle pas la seule susceptible de mettre fin à une guerre sans fin ?
Georges BENSOUSSAN. – On peut considérer sans grand risque, et entre gens raisonnables, que la solution à deux États paraît la moins mauvaise des solutions. Voire la plus logique. Mais voilà près de quatre-vingt-dix ans déjà qu’on le dit car, a contrario des idées reçues, la partie arabe a refusé depuis 1937, et à six reprises, le partage de la Palestine en deux États. Refus du plan Peel en juillet 1937, refus du Livre blanc britannique de mai 1939 qui prévoyait pourtant l’indépendance de la Palestine dans un délai de dix ans. Refus de la résolution 181 des Nations unies du 29 novembre 1947 préconisant le partage de la Palestine en deux États. Et trois « non » successifs à la proposition d’un État palestinien au côté d’Israël émise par les premier ministre israélien Ehud Barak en 2000 et 2001 et Ehud Olmert en 2007. Le projet de 2001 rétrocédait aux Palestiniens 95% du territoire de la Cisjordanie et acceptait le principe d’une cosouveraineté sur Jérusalem. Tout se passe comme si accepter l’État palestinien revenait, de fait, à accepter le fait national israélien et c’est là que le bât blesse pour une grande part de l’opinion arabe qui ne souhaite qu’un seul État. Mais à la place d’Israël.
Pourquoi cet État de Palestine réclamé aujourd’hui comme le remède à tous les maux de la région n’a-t-il pas vu le jour entre 1949 et 1967, en Cisjordanie et à Gaza où il n’y avait alors ni Juif ni Israélien ? Deux territoires dont nul ne disait à cette époque qu’ils étaient palestiniens et qui ne le sont devenus qu’avec l’occupation israélienne de juin 1967. Maintes fois posée, cette question demeure sans réponse.
Comprendre ces blocages implique d’en référer à la place du Juif dans l’économie psychique du monde musulman où, par-delà l’abolition de la dhimma, cette condition minorée et dominée perdure dans les esprits. Quand un système de croyances s’effondre, il ne disparaît pas mais prend d’autres formes, et à cet égard, l’infériorité quasi ontologique du Juif dans la psyché arabo-musulmane paraît difficile à dépasser.
Depuis 1948 toutefois, elle est durement démentie par un État d’Israël souverain dont l’armée inflige défaite sur défaite à des musulmans. Au sens premier du terme, c’est là un impensable qui rend compte de déclarations outrancières, mais sincères sur le fond, balançant entre le déni de réalité (« l’entité sioniste ») et les appels sans filtre à la destruction de l’État juif. Un conflit prend sa source dans les mentalités sédimentées qui constituent son substrat culturel le plus profond. C’est là qu’en commence l’analyse.
Le débat sur le conflit israélo-palestinien semble hanté par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale au point que le terme « génocide » s’est imposé dans le débat public pour qualifier la situation à Gaza. Comment expliquez-vous cette confusion historique ?
Dans une époque sans projet collectif structurant, convoquer le combat des grands ancêtres semble donner sens à une réalité médiocre. Mais la « reductio ad Hitlerum » est aussi le signe d’une inculture historique et d’une paresse intellectuelle quand, au lieu de penser à nouveaux frais une réalité nouvelle (le présent par définition étant ce qui n’a jamais été vécu), on plaque sur elle des schémas anciens en prenant le risque de ne rien comprendre ni au présent que nous vivons ni au passé que l’on convoque.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre l’usage du mot génocide à propos du conflit à Gaza. Mais pas seulement car l’usage de ce mot, dès qu’il s’agit d’Israël, est aussi ancien que l’État d’Israël lui-même. En France par exemple, c’est dès 1948 que la vieille extrême droite collaborationniste qui commence à redresser la tête, accuse l’État d’Israël par la voix de Maurice Bardèche de « génocide contre les Arabes ». Pour autant, la matrice principale de cette accusation est ailleurs, dans la propagande soviétique communiste mâtinée de vieil antisémitisme russe (cf. le procès Slansky tenu à Prague en novembre 1952 où 9 des 12 accusés, tous juifs, étaient accusés de « sionisme cosmopolite », et à Moscou même, en 1952-1953, le « complot dit des Blouses blanches ») qui publie à partir de 1950, dans une multiplicité de langues, des millions de brochures « antisionistes » où « le sionisme de Tel-Aviv » (sic) est accusé de mettre ses pas dans ceux du nazisme.
La rhétorique arabe reprend à son compte cette accusation délirante tout en accueillant à bras ouverts, en Syrie et en Égypte en particulier, les anciens nazis devenus conseillers en matière de répression. À l’image d’Aloïs Brunner, dernier commandant du camp de Drancy, qui assiste le Syrien Hafez el-Assad dans ses œuvres de mort.
Les plus incultes, qui voient dans l’antisionisme une idéologie « progressiste », ignorent sans doute que l’antisionisme apparaît dès la tenue du premier congrès sioniste (Bâle, 1897) dans les milieux nationalistes d’extrême droite et cléricaux intégristes. Après la Grande Guerre et jusqu’en 1945, le nazisme et le IIIe Reich se font les champions de l’antisionisme comme le montre l’idéologue Rosenberg dès 1920 et Hitler lui-même dans Mein Kampf en 1925. Hitler, qui promet à plusieurs reprises qu’avec lui jamais un État juif ne verra le jour. À l’inverse, c’est à Paris qu’est créée fin 1946 la Ligue française pour la Palestine libre (au sens d’un État juif), qui compte parmi ses membres Jean-Paul Sartre, Jules Romains, Vercors, Raymond Aron, Simone de Beauvoir, Paul Claudel, Vladimir Jankélévitch, Louis Jouvet, Emmanuel Mounier, André Breton, Paul Éluard, François Mauriac, Maurice Merleau-Ponty et Raymond Queneau.
Paradoxe ultime, la « reductio ad Hitlerum » se fait au détriment des Juifs. Comment expliquez-vous ce retournement ?
C’est moins un paradoxe qu’une évolution logique que l’on voit ici à l’œuvre quand il s’agit de retourner notre culpabilité contre les Juifs dont la seule présence rappelle le crime commis par nos ascendants. Cette culpabilité est lourde à porter. Accuser les Juifs d’aujourd’hui d’un crime dont leur peuple a failli périr tout entier, c’est une habile façon de se débarrasser de ce poids moral.
Au-delà de la question israélo-palestinienne, les références aux années 1930 ou à la Seconde Guerre mondiale sont omniprésentes dans le débat public. Que vous inspire cette orgie d’analogies historiques ?
Elle traduit en premier lieu une perte de repères et réfère à un processus plus large de dépolitisation qui transforme l’histoire en tribunal et l’historien en procureur. En réalité, c’est tout le champ du politique qui migre aujourd’hui vers le terrain d’un moralisme fadasse, cette posture du bien dans laquelle se fige une conscience fière d’elle-même. Ces dernières semaines, le conflit israélo-arabe a donné lieu à la publication de nombreuses tribunes où des « Juifs sublimes » venaient dire combien l’action de l’armée israélienne à Gaza avait « endolori leur judaïsme ». Mais sans nous dire comment venir à bout d’une organisation islamiste totalitaire et de nature génocidaire qui use de sa population civile pour protéger ses armes. À ce sujet, tout a déjà été dit et documenté ad nauseam, mais apparemment en vain. Car la situation était piégée dès le 8 octobre et l’État d’Israël ne pouvait pas éviter ce piège. Qu’il attaque ou non, il avait déjà perdu la bataille de l’opinion face au Hamas qui espérant de son côté le plus de victimes civiles possible, savait qu’il entraînerait l’État juif dans sa chute et dégraderait son image internationale. Cela, tout le monde le sait aujourd’hui. D’où cette question : pourquoi chez certains, le besoin ostentatoire de vertu, par souci de posture sociale, a-t-il contribué à occulter la complexité de cette guerre ?
Vous avez souvent écrit que la mémoire de la Shoah était devenue aveuglante. Iriez-vous jusqu’à dire que la mémoire dévoyée de la Seconde Guerre mondiale vient désormais brouiller le débat public ?
Alors qu’il y a cinquante ans, la Shoah existait à peine dans la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui le conflit mondial est souvent ramené à la Shoah. C’est un écran au double sens du terme qui permet de voir en même temps qu’il empêche. Cette tyrannie de la mémoire dont parlait souvent Pierre Nora contribue à rendre notre présent plus opaque encore. C’est ainsi qu’à propos du Rassemblement national, on convoquera sur-le-champ le régime de Vichy, et qu’à propos de Giorgia Meloni, on évoquera le fascisme italien. Récemment, un de ces « Juifs sublimes » écrivait de Netanyahou qu’il était l’héritier de Menahem Begin, et ce dernier de Jabotinsky, celui-là même, expliquait-il, dont les militants s’entraînaient jadis dans une base navale de l’Italie fasciste. CQFD. Netanyahou est donc bien l’héritier de la « marche sur Rome » de 1922. Cette stupidité généalogique enferme dans les racines quand la vie, elle, les transcende pour prendre le visage d’identités en mouvement.
Comment l’Histoire et en particulier cette histoire peut-elle être, malgré tout, utile pour comprendre notre présent ?
L’accusation réitérée de génocide lancée contre l’État d’Israël est inséparable de la vieille accusation de déicide. À ce grief des temps religieux correspond dans les temps séculiers le crime suprême de génocide, deux crimes qui vous excluent de l’espèce humaine.
Seule l’histoire de la longue durée permet de comprendre que la menace existentielle qui pèse sur l’État d’Israël est la même depuis 1948, et que depuis cette date elle n’a qu’une seule cause, indéfiniment répétée et indéfiniment masquée, le refus arabe d’une souveraineté juive sur une partie de cette terre. Ce refus a beau être maquillé de mille façons et déguisé en combat anticolonialiste et progressiste, il reste un combat raciste au sens de l’impossibilité d’accepter les Juifs sur un plan d’égalité. Un combat « sudiste » (Nathan Weinstock) incapable d’accepter l’émancipation des anciens dominés. Un combat injuste quand celui qui a tout dispute des miettes de territoire à un peuple qui n’a rien.
L’histoire désaliène quand elle met à nu la formidable inversion qui caractérise ce conflit et qui, à ce titre, mérite notre admiration. Quand l’agresseur est grimé en agressé, quand le colonisateur est grimé en colonisé et quand le partisan de la dhimma (cf. l’article 31 de la Charte du Hamas) est maquillé en victime de l’ « apartheid israélien ». Alors qu’au terme d’une sourde purification ethnique, il ne reste aujourd’hui quasiment plus de Juifs dans le monde arabe. On retrouve cette inversion dans l’histoire de la démonologie antisémite quand ce « peuple d’élite » accusé de dominer le monde comme l’assuraient les Protocoles des Sages de Sion (1903), est anéanti quarante ans plus tard à Treblinka comme un « pauvre troupeau ». C’était donc ça les « maîtres du monde » ? Des foules sérialisées et anéanties plongées dans une déréliction sans appel.
C’est la même inversion à laquelle on assiste aujourd’hui entre une puissance grimée en « colonialiste génocidaire » et la réalité d’un îlot de peuplement juif menant un combat existentiel au cœur d’un Proche-Orient arabe et musulman. Un État accusé de génocide quand c’est précisément le crime qu’on rêve de lui faire subir comme le montrent les déclarations des chefs du Hamas. Et du régime iranien. Mais le réel ici n’a plus de prise, il n’a même plus aucune importance, car « l’important n’est pas ce qui est vrai, mais ce qui est cru » (Talleyrand). Le vrai a disparu pour laisser place au bien.
L’histoire aide à comprendre à la condition de ne pas commencer l’étude d’une situation par la fin. Ici par la désolation de Gaza en 2025. Mais de partir du milieu du dix-neuvième siècle quand le sursaut hébraïque (et national) venu de la Palestine ottomane (rejoint par le mouvement sioniste né en Europe orientale), se voit opposer un refus inentamé et quasi inentamable d’émancipation sur la terre des ancêtres. Un refus déguisé aujourd’hui en combat anticolonial.
Peut-être étudiera-t-on demain comme un cas d’école cette inversion de la réalité telle qu’on la voit à l’œuvre dans les systèmes totalitaires. En 1933, au plus fort de l’Holodomor, le quasi-génocide par la faim organisé en Ukraine par le Parti communiste de l’URSS, le premier responsable de cette catastrophe, Joseph Staline, évoquait devant le comité central de son parti « l’homme, ce capital le plus précieux ». Si l’histoire, dont Paul Valéry se méfiait au plus haut point, a quelque fonction, c’est au moins celle-là, démonter les supercheries du loup déguisé en agneau et du combat réactionnaire déguisé en lutte anticoloniale de libération.
Source
Le Figaro