Tuerie de Bruxelles : « Si tu n’arrêtes pas d’écrire contre l’islam, ce sera ton tour »

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Daniel Salvatore Schiffer a subi des intimidations après avoir appelé les musulmans à dénoncer les crimes intégristes. Une information judiciaire est ouverte.

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  1. « Si nous ne sommes pas en guerre avec l’islam, s’il importe en effet d’éviter de parler de « guerre des civilisations », c’est d’abord parce que les civilisations ne se font pas la guerre. Ce triste privilège est réservé aux corps politiques. Or, précisément, le problème politique de l’islam, c’est qu’il n’a pas trouvé sa forme politique. Je n’entends ici proposer aucune thèse sur l’islam, n’ayant aucun titre pour le faire, seulement rappeler un certain nombre de grands faits.

    Nombre d’Européens, ou d’Occidentaux partant d’une bonne intention, adressent à l’islam le conseil pressant de se réformer, plus précisément d’accomplir les réformes religieuses, sociales et politiques qui permettront aux musulmans de participer enfin pleinement au monde commun et à l’humanité réunie qui se dessinent. Ce conseil nous vient d’autant plus naturellement que l’Europe a une expérience particulièrement longue et riche de ces changements profonds dans lesquels l’association humaine qui change préserve néanmoins sa continuité subjective. J’ai déjà relevé que c’était là une vertu toute spéciale du « temps national ». En particulier, la « nationalisation » du christianisme par la Réforme a abrité sa « subjectivation ». Ainsi que l’écrivait Hegel : « Luther n’aurait pas accompli sa Réforme s’il n’avait pas traduit la Bible en allemand. » L’aptitude à accueillir le changement et le désir d’appropriation subjective des contenus de vie, y compris ou spécialement des contenus religieux, dépendent l’un de l’autre. Ce désir prend en effet appui sur la confiance que nous avons dans notre capacité à perdurer dans notre identité personnelle à travers tous les changements de vie. Ce trait est-il propre à « l’Europe chrétienne » ?

    Dans l’interprétation qu’il donne de lui-même, l’islam clôt les révélations monothéistes par une parole définitive, reçue et transmise tout entière par Mahomet. La loi divine est immédiatement positive et évidemment rationnelle. Sa mise en œuvre institue l’umma, « la meilleure communauté qui soit », une communauté d’égaux dans laquelle il n’y a pas de « pouvoir spirituel ». Il y a seulement des imams pour diriger la prière et des docteurs de la Loi pour interpréter celle-ci, mais ces derniers sont bien plus des juristes que des théologiens. On pourrait ajouter : l’islam ignore la distinction propre au monde chrétien entre l’Eglise visible et l’Eglise invisible, et donc la tension entre le pôle institutionnel et le pôle spirituel. Il est pour ainsi dire tout entier dans ses marques extérieures et objectives. C’est évidemment un grand principe de force que cette absence de divisions intérieures – entre temporel et spirituel, visible et invisible. Autre principe de force et d’objectivité, le rapport de l’islam au territoire : toute terre conquise où s’applique la Loi devient musulmane, vient faire partie de la « région de l’islam », « région » qui comporte normalement la continuité géographique. Hors de cette région, il y a la « région de la guerre », région où le djihad est légitime, et même requis, en tenant compte bien sûr des circonstances.

    Ces rappels très sommaires suffisent à mon propos. Si nous cherchons à caractériser l’islam comme association humaine, je préfère dire, plus précisément, comme forme politique, nous dirons qu’il s’agit d’un empire, ou qu’il appartient à l’espèce des empires. Cette conclusion, fort importante en dépit de sa simplicité, ne suffit pas pour déterminer complètement la nature politique de l’islam. Mais celle-ci peut-elle être déterminée complètement ?

    Si on peut reconnaître la forme, ou l’empreinte, de l’empire, on ne peut dire qu’il y ait un régime politique caractéristique de l’islam. Ce qui s’en rapproche dans l’islam sunnite, majoritaire, c’est ce qu’on appelle l’utopie de Médine, soit l’ordre l’ordre politique parfait réalisé à Médine de 622 à 632, lorsque le Prophète devient législateur, chef de cité et chef de guerre. Mais, c’est là un modèle hors d’atteinte, même s’il peut bien sûr solliciter les imaginations. En pratique, le pouvoir revient au calife, qui est un personnage civil appartenant en principe à la tribu du Prophète, et qui doit préserver le fondement religieux de l’ordre social, à savoir la charia. Il recourt normalement à la consultation qui vise à l’unanimité. Le califat est une formule politique – le terme de « régime » ne conviendrait pas – si indéterminée que la vie politique musulmane connaît une division particulièrement marquée entre la légitimité et la nécessité. En attendant une impossible application du modèle parfait, on s’accommode d’une vie politique très éloignée de la Loi. Il est permis de voir là une des grandes causes de la difficulté de l’islam à pratiquer effectivement la démocratie : d’un côté la Loi indiscutable exclut ou limite sévèrement beaucoup de libertés personnelles que réclame la démocratie ; de l’autre, l’énorme latitude de conduite des princes, ou des chefs, est incompatible avec le respect des lois démocratiques. Il y a là un chiasme débilitant dont l’islam a beaucoup de peine à se dégager.

    La forme politique de l’islam, c’est donc l’empire, dont la dernière concrétisation fut l’Empire ottoman. Jusqu’en 1924, les musulmans pensaient qu’il y avait des successeurs du Prophète. Mais, le 3 mars 1924, Mustafa Kemal abolit le califat. Depuis lors, l’islam est un empire sans empereur.

    L’empire est une forme typique de la politique ancienne. On pourrait dire que « devenir moderne », en termes politiques, c’est trouver une alternative à l’empire. Ce qui caractérise le développement politique des Européens, c’est leurs efforts pour se gouverner eux-mêmes et, d’abord ou en même temps, prendre conscience d’eux-mêmes, à partir d’une matrice impériale double – l’Empire romain et l’Eglise chrétienne, « romaine » parce qu’elle épousa d’abord la forme impériale. Au terme de ce processus, des nations chrétiennes : la forme politique avait changé de définition – d’empire elle était devenue nation -, et la forme religieuse, de substance, ou substantif, était devenue attribut, ou adjectif. Il dépasserait tout à fait mon propos d’explorer plus en avant le sens, ou d’évaluer les mérites, de cette immense transformation, ou une transformation analogue. D’où l’infécondité politique des tardifs mouvements nationaux, ou nationalistes, en terre d’islam ; d’où le recours à l’idée de « nation arabe », qui désigne précisément ce qui manque. Nous sommes ainsi en présence d’un immense empire, ou plutôt d’une immense empreinte impériale sans empereur, d’une immense surface sensible – combien sensible !- sans articulation intérieure cohérente, et qui est donc traversée de vagues de mobilisation tantôt « nationaliste », tantôt « fondamentaliste », qui sont autant d’appels enfiévrés lancés vers la forme qui manque ou ne parvient pas à s’actualiser, vers la nation ou l’empire. L’ensemble musulman présente ainsi à la fois une force énorme due au nombre et à l’étendue, due aussi à la stabilité et à l’objectivité de la marque religieuse, et une immense faiblesse due à l’absence, jusqu’ici insurmontable, d’une forme politique effective qui permette de prolonger dans des appropriations nouvelles – transformantes et fidèles – les enseignements du Prophète.

    Objectivité abrupte de l’islam, pente subjective de l’Occident. Des deux côtés, on est à la recherche de ce qui manque, à la recherche de son contraire ou de son complément. Là où l’islam cherche, jusqu’ici en vain, les voies d’une appropriation subjective qui puisse en faire la religion de libres sujets, les nations européennes cherchent, en vain jusqu’ici aussi, une définition objective d’elles-mêmes qui ne cesse de leur échapper. Voudraient-elles ne former qu’une rencontre aléatoire et flottante de libres sujets, elles se heurtent désormais à l’objectivité de l’islam. L’islam les oblige à s’interroger sur leur être. S’il est notre ennemi, alors c’est au sens où, comme le dit Theodor Däubler dans un impressionnant poème, « l’ennemi est la figure de notre propre question ».

    La raison des nations –Réflexions sur la démocratie en Europe, Paris, Gallimard, 2006, pp.71-76.

    Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS et ancien assistant de Raymond Aron.

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