La lente dérive de La Fabrique, maison d’édition radicale-chic

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L’ENQUÊTE DU DIMANCHE. Depuis 1998, cet éditeur influence le débat au sein des franges radicales de la gauche et publie des auteurs qui oscillent entre révisionnisme historique, racisme et antisémitisme.
e jour de septembre, Houria Bouteldja, coiffée d’un turban et vêtue d’un imperméable noir Adidas, sort du RER C pour se rendre à la Fête de l’Humanité, en Essonne. La fondatrice du Parti des indigènes de la République, pourfendeuse de Charlie Hebdo, est accompagnée de son amie Louisa Yousfi, journaliste et critique littéraire, habituée du média décolonial Paroles d’honneur. Leur point commun ? Elles publient leurs ouvrages à La Fabrique.
Maison d’édition indépendante aux couvertures sobres – sans illustrations, uniquement le titre en police Rockwell sur fond uni –, La Fabrique est présente à ce rendez-vous annuel des communistes. Dans l’air flotte une odeur de terre et de merguez grillées ; les badauds passent devant le stand où s’alignent tote bags et ouvrages pour enrichir leur bibliothèque.
Pépinière des pensées radicales
Au choix, si l’on ouvre Pour la Palestine comme pour la Terre d’Andreas Malm, on peut apprendre que le Hamas est une force émancipatrice : « Si nous adoptons le point de vue marxiste sur la démocratie bourgeoise […], alors il nous faut conclure que Gaza, sous l’autorité du Hamas, est l’incarnation la plus complète qu’on puisse trouver entre Beyrouth et Tunis d’une telle démocratie. » Si l’on préfère le texte collectif Contre l’antisémitisme et ses instrumentalisations, on lit sous la plume de l’artiste Ariella Aïsha Azoulay que la création de l’État d’Israël est « un crime contre l’humanité ». Quelques lignes plus loin, elle décrit le 7 Octobre comme « un acte de résistance des Palestiniennes et des Palestiniens contre les “mille morts” qu’elles et ils ont subies depuis 1948 ». Page 145 du même livre, c’est au tour d’Houria Bouteldja de prendre le relais. Dans son chapitre, elle écrit : « À chaque fois que le Palestinien résiste, quelle que soit la forme que prend sa lutte, de la plus pacifique à la plus violente, il s’en prend dans les faits à la virginité blanche. C’est là que commence le martyre palestinien et c’est là qu’il doit prendre fin car comment cibler le colon sans atteindre le Juif ? »

Ces propos sont mis en avant par une maison d’édition qui se veut, depuis près de 30 ans, pépinière des pensées radicales. Dans une pièce de 40 mètres carrés située près du parc des Buttes-Chaumont, dans le 19ᵉ arrondissement, une petite équipe de trois personnes lit et édite des textes destinés à « subvertir l’ordre établi », selon Jean Morisot, actuel cogérant avec Stella Magliani-Belkacem. Dès sa fondation, la maison se piquait de ne sélectionner que des livres à même de fournir des « armes » théoriques à leur projet révolutionnaire. « Au début, ils publiaient des textes percutants, avec un réel crédit intellectuel. Aujourd’hui, il y a un problème de casting », estime une professeure à Sciences Po.
Dans le microcosme de l’intelligentsia radicale-chic, La Fabrique séduit : « Mes étudiants à l’École des hautes études sont extraordinairement réceptifs à La Fabrique, observe la sociologue Sylvaine Bulle. Dans l’un de mes séminaires, tout le monde a le point de vue génocidaire sur Gaza, la moitié lit La Fabrique. C’est dramatique pour nos disciplines ! »
Il y a un problème, c’est le monde blanc […] Il y a un sous-problème, ce sont les JuifsHouria Bouteldja
Depuis bientôt dix ans, cette maison d’édition donne corps aux thèses d’Houria Bouteldja. Le 17 mars 2016, elle présente son premier livre Les Blancs, les Juifs et nous à la librairie-restaurant du Lieu-Dit, au cœur de Ménilmontant. Elle raconte avoir eu peur de ne pas trouver d’éditeur, remercie Éric Hazan, fondateur et dirigeant de La Fabrique jusqu’à sa mort en 2024, assis à ses côtés. Entre deux gorgées de bière, il écoute sa nouvelle protégée. « Il y a un problème, c’est le monde blanc […] Il y a un sous-problème, ce sont les Juifs », lance-t-elle avant d’expliquer qu’elle refuse de se rendre à Auschwitz, car ce serait « nous faire endosser le crime blanc ».
Puis Éric Hazan prend le micro : « De façon plus générale, il faut résister à mort à l’instrumentalisation du génocide nazi. Ce n’est plus possible : c’est devenu une espèce de religion internationale. Il faut lutter contre ça par tous les moyens, il faut démonter cette blague. »
Ce moment fut une rupture pour certains lecteurs de La Fabrique. Reconnue pour ses travaux sur l’écologie politique et la société israélienne, Sylvaine Bulle a été choquée par ce brûlot aux relents antisémites et soraliens où Bouteldja écrit que les Juifs, « la race des seigneurs », ont « été élus par l’Occident » pour « être le bras armé de l’impérialisme occidental dans le monde arabe ». « Bouteldja, c’est le tournant, explique-t-elle. Cela nous a sidérés par sa portée idéologique. Depuis, je qualifierais la ligne de La Fabrique de radicalité médiocre. »

La Fabrique, c’était, pour beaucoup d’intellectuels de gauche, les essais de Jacques Rancière sur la politique et l’esthétique, les récits des déambulations parisiennes aux influences balzaciennes et baudelairiennes d’Éric Hazan – le visage, pendant plus de vingt ans, de cette maison dont les textes furent couronnés de succès critiques jusque dans les pages du Figaro littéraire.
Effervescence intellectuelle
Cette aventure éditoriale commence en 1998. Éric Hazan a alors 62 ans : il crée La Fabrique après avoir exercé comme chirurgien cardiaque. Devenu éditeur et traducteur, engagé à l’extrême gauche, il entraîne dans son sillage une petite bande d’intellectuels, philosophes, historiens et universitaires. « Le contexte était déjà marqué par la progression du RN. Nous voulions publier des textes précis et argumentés sur les affaires de la cité », affirme le politologue Olivier Le Cour Grandmaison.
Ils se réunissent le soir, dans des cafés de la rive gauche ou chez Éric Hazan, dans le 10ᵉ arrondissement. On parle politique, Foucault et Israël, entre quelques verres de vin. « Il y avait une grande effervescence intellectuelle », se souvient Jean-Marc Levent, aujourd’hui directeur commercial des éditions Grasset. « Nous voulions en faire une maison d’édition militante. Nous partagions une ligne commune sur le Proche-Orient et Israël : nous étions favorables à deux États. » Cette position disparaîtra peu à peu des publications de La Fabrique, au profit de l’idée d’un État binational.
« Peut-être que la ligne de La Fabrique a évolué et qu’elle est plus radicale aujourd’hui, dit Jean-Marc Levent, un brin gêné. J’ai lu le livre de Bouteldja : je l’ai trouvé radical et provocateur. Mais elle n’a pas été condamnée par la justice. »
Faut-il dater le tournant de La Fabrique à la publication d’Houria Bouteldja ? Selon plusieurs observateurs, le problème est davantage systémique et remonte aux premières années. « La publication des livres de Bouteldja est très cohérente avec tout l’écosystème idéologique de La Fabrique. C’est une gauche morte, décomposée », analyse l’un d’entre eux.

En 2000, avec la publication de L’Industrie de l’Holocauste de Norman Finkelstein, La Fabrique est accusée de donner un vernis intellectuel à un texte complotiste recyclant des tropes antisémites. L’Holocauste y est présenté comme une industrie et un business mené par « le groupe ethnique des États-Unis qui a le mieux réussi » – les Juifs – afin « d’extorquer de l’argent » aux banques.
À l’époque, Éric Hazan avait demandé à l’historien Pierre Vidal-Naquet, engagé contre le négationnisme, de préfacer cet ouvrage. « Il a refusé, raconte l’historienne Stéphanie Courouble Share, qui fut son élève. Il disait qu’il fallait faire attention, que c’était un livre dangereux. Aujourd’hui, Norman Finkelstein a dérivé vers un antisionisme radical. » Il a notamment soutenu le Hezbollah et affirmé que Hitler ne voulait pas la guerre mais « souhaitait emprunter la voie pacifiste » – un mensonge repris par les négationnistes.
Concurrence des mémoires
Plusieurs chercheurs ont aussi noté qu’Éric Hazan n’avait pas hésité à durcir certains passages de L’Industrie de l’Holocauste, affirmant que l’écrivain négationniste David Irving avait « apporté une contribution indispensable […] à notre connaissance de la Seconde Guerre mondiale ». Dans une note de bas de page, Hazan décrit Irving comme une victime de la justice britannique.
« Ce livre marque le passage à l’extrême gauche de thèses qui existaient depuis longtemps à l’extrême droite, explique un chercheur qui gravite dans les cercles anticapitalistes. Dans les années 1990-2000, des intellectuels de gauche replacent la Shoah dans un cadre colonial, pour instaurer une concurrence des mémoires. On passe de l’antisémitisme à l’islamophobie, avec l’idée qu’il n’y a plus d’antisémitisme, que les Juifs sont du côté des dominants. Pour construire la figure de la victime absolue, il faut relativiser la Shoah où les Juifs apparaissent comme les victimes suprêmes. C’est une ligne très forte dans La Fabrique. »

La Shoah est ainsi présentée comme un phénomène bureaucratique de la modernité, vidé de toute analyse de l’idéologie antisémite nazie. Cette thèse se retrouve au cœur du livre Modernité et Holocauste de Zygmunt Bauman, publié en 2002 chez La Fabrique. « Qu’il s’agisse de Shlomo Sand, qui préface un livre de La Fabrique pour expliquer que les Juifs descendent de convertis berbères, ou d’Ilan Pappé, qui s’associe à Youssef Hindi – proche des réseaux d’Alain Soral – pour son dernier ouvrage, il y a une logique commune : une négation de l’histoire juive », poursuit Stéphanie Courouble Share.
+ 20 % de chiffre d’affaires
Malgré les polémiques, La Fabrique affiche une bonne santé économique, avec une hausse de près de 20 % de son chiffre d’affaires entre 2023 et 2024. Elle a publié quelques best-sellers, notamment L’Insurrection qui vient (90 000 exemplaires vendus), dopé par le fiasco judiciaire de l’affaire de Tarnac ; lorsque le livre avait été accusé de promouvoir des sabotages ferroviaires et Éric Hazan interrogé par la police antiterroriste.
Autre succès : Comment saboter un pipeline d’Andreas Malm, paru en 2020 et écoulé à plus de 15 000 exemplaires. Des étudiants le citent dans leurs copies de sciences politiques ; Sandrine Rousseau le recommande sur Instagram ; Jean-Luc Mélenchon le qualifie de « penseur majeur de l’écologie politique » et l’invite à des conférences de l’Institut La Boétie. Justifiant le recours à la violence au nom du « léninisme écologique » et inspirant les militants des Soulèvements de la Terre, il a le droit à des articles laudateurs dans la presse de gauche – Le Monde le présente, en avril 2023, comme « un activiste antifasciste et antiraciste »… sans mention aucune de son tropisme pro-Hamas, comme cet article de 2017 de la revue Salvage dans lequel il exprimait son « admiration » pour Mohammed Deïf, alors chef militaire de l’organisation terroriste.

Sylvaine Bulle, qui lui trouvait certaines « intuitions intéressantes », note aujourd’hui un glissement clair vers un « antisémitisme vert » dans son dernier livre, Pour la Palestine comme pour la Terre (2025) : « Il associe les Juifs à la pollution, à la colonisation, à la destruction écologique. »
« Ce qu’il fait, ajoute-t-elle, c’est un plaidoyer pour le Hamas. Il dit que le Hamas est le seul porteur d’une authenticité, celle de la terre indigène, débarrassée du cosmopolitisme juif et donc du soupçon – ce que décrivaient déjà les antisémites et les nazis ! Il faut donc effacer Israël, car Israël ne représente pas l’authenticité et détruit l’humanité tout entière à cause de son extractionnisme régional, comme si Israël était responsable de la pollution des sols en Amazonie ! »
Son analyse détaillée du texte d’Andreas Malm, publiée dans Socialter et la Revue K, lui a valu un appel courroucé de La Fabrique. « Ils m’ont dit que j’avais détruit la carrière de Malm en France ! » raconte-t-elle. Depuis, Malm n’est plus invité sur France Culture et France Inter, qui lui avaient auparavant déroulé le tapis rouge ; des étudiants de Sciences Po ont demandé au directeur Luis Vassy d’annuler sa conférence prévue dans l’école, rappelant qu’il avait qualifié le 7 Octobre « d’acte de libération ». « Je consomme ces vidéos comme une drogue, je me les injecte dans les veines », avait-il ajouté en décembre 2023. Les étudiants ont obtenu gain de cause.

Aujourd’hui, Jean Morisot et Stella Magliani-Belkacem dirigent La Fabrique, après avoir appris le métier auprès d’Éric Hazan. Mais plusieurs témoignages décrivent désormais un fonctionnement plus sectaire et plus radical, marqué par le passé militant de Stella Magliani-Belkacem au Parti des indigènes de la République.
Elle a notamment coécrit Les Féministes blanches et l’empire, publié par La Fabrique, où l’homosexualité est décrite comme un concept « occidental », incompatible avec le monde arabe. Des positions proches de celles d’Houria Bouteldja, peu intéressée par la lutte contre l’homophobie, pour qui « la tarlouze n’est pas tout à fait un homme ».
« Lectorat intersectionnel »
« Éric Hazan avait cette capacité à maintenir des dissensus. Si on n’était pas d’accord avec lui, il en discutait autour d’un café… Ce n’est plus le cas. Cela n’intéresse plus La Fabrique : leur lectorat est désormais intersectionnel et subalterne. Nous, on est des fachos, des sionistes ! » déplore Sylvaine Bulle, critiquant autant l’idéologie « quasi raciste et antisémite » que les lacunes scientifiques de la maison d’édition.

« Il n’y a aucun travail d’enquête, ils ne vont pas sur le terrain, dit-elle. Ce sont des généralisations idéologiques qui ontologisent les identités. Les Palestiniens ? Ils n’en ont rien à faire. Pour eux, ce sont des entités abstraites. C’est une empathie à distance : ils ne se sentent pas concernés par la souffrance réelle. »

« Fusillez Sartre », écrivait Houria Bouteldja dans son premier texte estampillé « La Fabrique ». « Oublier Camus », nous exhortait Olivier Gloag dans ce même catalogue. Entre les pages des Blancs, les Juifs et nous, où l’on célèbre l’appartenance figée à une « race » – écho lointain de Maurras – et les manifestes qui glorifient la violence, on en vient à se demander si La Fabrique ne s’applique pas, avec une jubilation froide, à liquider d’un même tir l’existentialisme de Sartre et l’humanisme de Camus.
Source
Le Point

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1 Comment

  1. joseparis dit :

    C’est à croire que l’antisémitisme est devenu à gauche un véritable courant de pensée actuelle ? Que c’est à la mode de se déclarer antisémite dans les diners mondains de cette gauche caviar, et de pondre des livres là-dessus. Cette gauche est absolument dégueulasse et est à vomir.
    HS: Je me marre quand je lis ceci:
    https://www.lefigaro.fr/actualite-france/incompatible-avec-le-soutien-des-quartiers-populaires-une-candidate-a-la-mairie-de-saint-ouen-se-retire-en-denoncant-des-propos-homophobes-20251125
    Les gays en France qui sont pour gaza déchantent avec leurs alliés des quartiers « populaires »pour ne pas dire islamisés qui refusent de voter pour eux parce qu’ils sont gays. Alors elle est où la fameuse intersectionnalité des luttes vantée par la gauche ? On voit bien l’hypocrisie de ces gens qui ne tiennent ensemble que par leur antisémitisme délirant.

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