Aux États-Unis, comment les « groypers » antisémites empoisonnent le Parti républicain
Le journaliste Tucker Carlson a invité l’influenceur d’extrême droite Nick Fuentes dans son émission, mettant l’antisémitisme des « groypers » en pleine lumière. Malaise chez les républicains.
L’antisémitisme de gauche, les États-Unis le connaissent bien désormais. Drapé dans la cause d’une défense ambiguë des Palestiniens et déguisé en chasse aux « sionistes génocidaires », il a contaminé une partie de la jeunesse radicalisée des campus les plus sélectifs et onéreux. Et voici que l’antisémitisme de droite fait un retour tonitruant au sein du mouvement Maga, celui qui a permis à Donald Trump de réussir son OPA sur le Parti républicain.

Le 28 octobre, Tucker Carlson a consacré son émission à Nick Fuentes. Plus de deux heures d’une interview assez complaisante. So what ? Carlson est le commentateur conservateur le plus influent d’Amérique, selon Time. Il était déjà l’animateur le plus populaire de Fox News, avec 3 à 5 millions de téléspectateurs pour son show, avant de créer sa propre chaîne, qui attire autant de visiteurs. Spotify a classé Tucker Carlson Tonight numéro un des podcasts politiques, devant Joe Rogan. Il est diffusé tous les jours de la semaine.
Deux heures d’antisémitisme exacerbé
Politiquement, Tucker Carlson est un nationaliste chrétien très hostile à l’immigration. Il a défendu Viktor Orban. Et son interview de Vladimir Poutine a beaucoup fait pour amender l’image du dictateur russe au sein de la droite républicaine. Il passe pour avoir joué un rôle déterminant dans la réélection de Donald Trump en novembre dernier et dans le choix de J. D. Vance pour le poste de vice-président. « Il s’est forgé une image d’homme simple, authentique, en marge du système », selon Ezra Klein dans le New York Times.
Quant à Nick Fuentes, c’est un jeune trublion de la droite populiste radicale, vilipendé par les porte-parole attitrés du conservatisme traditionnel. Ben Shapiro, qui ne passe pas pour un modéré, le considère comme « odieux et méprisable ». Bill Maher, autre commentateur politique qui ne ménage aucune susceptibilité, a dit de lui : « Ce type est un raciste parmi les racistes. En fait, rien qu’un troll. » Nick Fuentes a notamment déclaré qu’Hitler était « un mec très cool ». Il a appelé à une « guerre sainte » contre les juifs et a précisé : « Les ennemis du Christ n’ont pas d’avenir dans ce monde. »
Ses deux heures d’entretien avec Tucker Carlson ont porté presque exclusivement sur Israël et les juifs. Avec pour leitmotiv une interrogation en forme d’accusation portée sur les juifs américains : où va leur loyauté ? Aux États-Unis d’Amérique ou à Israël ? Au micro de Carlson, Fuentes a développé sa théorie de la « juiverie organisée », « contrôlant la politique étrangère américaine au profit d’Israël ». « Il faut en finir avec l’oligarchie juive, en finir avec la servile reddition à Israël, les guerres, l’aide publique, la répression de l’antisémitisme, la religion de l’Holocauste et la propagande », a-t-il notamment déclaré.

Dans le langage conspirationniste, plein de messages codés, cela renvoie à la théorie dite du ZOG, pour Zionist Occupied Government, un recyclage américain du mythe des Sages de Sion selon lequel les politiciens sont des « marionnettes » manipulées dans l’ombre par une conjuration de juifs tout-puissants.
Certes, concède David Reaboi sur le site (juif) Tablet, Tucker Carlson, lui, n’est pas ouvertement antisémite. Mais, dans son podcast, l’État d’Israël est invariablement décrit comme « au bord de l’effondrement et de l’annihilation ». Et il est lui-même « la première figure médiatique à avoir rendu mainstream des thèmes conspirationnistes jusqu’alors confinés dans les franges des médias audiovisuels ».
La parole des groypers libérée par l’effet Trump
Le problème est qu’à l’âge d’Internet et des réseaux sociaux ce genre d’insanités se répand rapidement. Autour de Fuentes s’est rassemblée une bande de jeunes provocateurs d’extrême droite, les groypers. Apparus en 2019, ceux-ci tirent leur appellation d’un dérivé du personnage de Pepe the Frog de la série Boy’s Club de Matt Furie (une grenouille grossière et effrontée, devenue la mascotte de nombreux courants ultraconservateurs aux États-Unis).
Les groypers mènent une « guerre » (groyper war) au sein du Parti conservateur, dont ils narguent la timidité supposée sur les questions de race et de genre. S’introduisant dans des rassemblements du Parti républicain, ils en perturbent le cérémonial convenu en interpellant les intervenants par des questions provocatrices qui portent invariablement sur l’homosexualité, le racisme, l’infériorité supposée des femmes, etc. Ils sont évidemment antisémites. Ces agitateurs s’en étaient notamment pris à Charlie Kirk, jugé par eux trop convenu et modéré…
Leur ironie provocatrice et leur aisance à utiliser les codes d’Internet leur ont valu une certaine popularité au sein de cette partie de la jeunesse, surtout masculine, qu’exaspèrent la political correctness et le wokisme. Lorsqu’on les accuse d’aller trop loin, de passer les bornes, ils se réfugient derrière l’argument classique : « C’est du second degré, vous n’avez aucun sens de l’humour… »
Mais le Parti conservateur a été éclaboussé par la publication des messages échangés, sur Telegram, par des responsables du club des Jeunes Républicains de l’État de New York. S’y étalaient un humour au goût douteux, des blagues racistes et antisémites. Exemples : « Tous ceux qui votent contre moi vont aller à la chambre à gaz », « Attendre d’un juif qu’il soit honnête, c’est vraiment trop lui demander », « Si je voulais voir un singe jouer au ballon, j’irais au zoo », etc. Visiblement, l’effet Trump s’est traduit, dans ce milieu, par une libération de la parole raciste assez inquiétante.
Certes, « le mouvement Maga n’est pas antisémite », juge Bret Stephens, éditorialiste au New York Times. Mais certaines de ses convictions fondamentales conduisaient malgré lui en direction de l’antisémitisme. L’opposition au libre-échange, le rejet d’une politique migratoire accueillante, le refus du droit international au motif qu’il limite la souveraineté de l’État : chacune de ces options a sa légitimité, mais, conjuguées, elles mènent indirectement au mythe de l’oppression des « vrais Américains » par les « juifs cosmopolites ».
Jadis, les conservateurs américains avaient pour Bible Réflexions sur la Révolution de France de Burke et La Route de la servitude de Hayek. Désormais, c’est le Nouveau Testament, déplore Stephens. « Nous étions une République laïque ; à présent, nous vivons sous un régime chrétien qui tolère les juifs (et les autres, pas tellement). »
Mais c’est surtout l’isolationnisme du mouvement Maga, réaction contre l’interventionnisme belliqueux des néoconservateurs, qui nourrit cette mouvance politique. Ses animateurs (et Tucker Carlson en fait partie) estiment que Donald Trump a eu tort d’intervenir contre l’Iran aux côtés d’Israël et qu’il a commis cette erreur « sous l’influence des juifs » de son entourage. L’Amérique n’a rien à faire au Moyen-Orient. Les alliances sont dangereuses car elles entraînent les États-Unis dans des conflits qui ne les concernent pas, disent-ils. Trump a raison de lâcher l’Ukraine et de se dégager d’Europe. Il a tort de soutenir Israël…
Un débat dévastateur pour certains conservateurs
La question de l’antisémitisme est désormais posée au Parti républicain. Certains de ces influenceurs ont clairement transgressé l’interdit lancé par William F. Buckley, le pape du conservatisme américain dans les années 1950 : il avait décidé d’exclure les antisémites de la National Review. Ainsi, selon l’influente essayiste Candace Owens, « un très petit cercle de personnes spécifiques utilise le fait qu’elles sont juives pour se protéger de toute critique ». Marjorie Taylor Greene, politicienne républicaine de Géorgie, liée à QAnon, a accusé « une puissante famille juive » d’avoir déclenché les feux de forêt en Californie avec des superlasers. Le pasteur fondamentaliste Rick Wiles, qui présente sur son site TruNews les catastrophes climatiques comme des punitions divines pour la « dévotion LGBT » des Américains, tient au dogme du « peuple déicide ». Chuck Baldwin, politicien marginal, qui fut candidat à la vice-présidence pour le Parti de la Constitution en 2004, a traité Donald Trump de « marionnette sioniste »…
Mais c’est au sein de l’Heritage Foundation que l’effet de souffle du débat entre Carlson et Fuentes a été le plus dévastateur. C’est ce think tank qui a élaboré le fameux projet 2025, censé servir de programme de gouvernement à l’administration Trump 2.0. Son président, Kevin Roberts, a cru bon de soutenir l’invitation de Nick Fuentes par Tucker Carlson en tweetant : « Tracer des lignes morales entre différents points de vue n’a rien d’exclusif. C’était autrefois l’un des principes mêmes du conservatisme. Le mouvement conservateur doit être prêt à mener des discussions difficiles et non à les éviter. »
Cela a provoqué la démission de plusieurs collaborateurs de l’Heritage, pour qui Nick Fuentes est infréquentable. Le projet Esther, piloté par ce think tank pour lutter contre l’influence de l’antisémitisme au sein de la gauche, s’effondre : beaucoup des organisations et des personnalités qui y collaboraient ont annoncé leur retrait, comme le rabbin Mark Goldfeder, du National Jewish Advocacy Center, ou David Bernstein, auteur de Woke Antisemitism. Plusieurs des responsables de l’Heritage Foundation réclament la démission du président, estimant qu’il a causé un préjudice durable à la réputation du think tank conservateur.
La Maison-Blanche est restée longtemps silencieuse sur cette polémique. Et Fuentes a présenté ce silence comme valant pour approbation. Dimanche 16 novembre, Donald Trump, de retour de sa partie de golf à Mar-a-Lago, a enfin accepté d’évoquer l’affaire. « On ne peut pas lui dire qui interviewer », a-t-il déclaré, semblant ainsi donner raison à Tucker Carlson. Quant à Nick Fuentes, il prétend « ne pas en savoir grand-chose ». Le provocateur d’extrême droite avait pourtant participé à un dîner à Mar-a-Lago. Il y accompagnait le rappeur Kanye West. L’auteur de cette sortie délirante : « Hitler était un innovateur. Il a inventé tant de choses. C’est grâce à lui que nous avons des voitures… »
Reste que la question du soutien américain à Israël divise le Parti républicain comme il partage le Parti démocrate : selon une même ligne de partage générationnelle. Selon le Pew Research Center, si 37 % des électeurs républicains ont à présent une mauvaise image d’Israël, ce pourcentage monte à 50 % chez les 18-49 ans. Le scepticisme envers Israël est en train de passer des influenceurs aux élus. Il menace l’aide militaire que les États-Unis accordent à Israël.
Source Le Point
