ENTRETIEN. La Russie derrière des tags antisémites en France ? Pourquoi Moscou veut « amplifier les divisions au sein de la société française »

Depuis plusieurs mois, des actes de vandalisme antisémites se multiplient en France, sur fond d’ingérences étrangères. Le régime russe se trouve souvent pointé du doigt pour son rôle dans ces tentatives de déstabilisation. Vera Grantseva, politologue spécialiste de la Russie, décrypte les ressorts de cette stratégie d’influence.
En l’espace de quelques mois, plusieurs actes de vandalisme à caractère antisémite ont été perpétrés sur le territoire français. En 2023, des étoiles de David ont été taguées sur des murs de Paris, une opération menée par des réseaux russes. En 2024, des mains rouges sont apparues sur le Mémorial de la Shoah, sur fond d’ingérence du Kremlin. Le 31 mai 2025, ce même Mémorial et trois synagogues ont de nouveau été pris pour cible. Si les motivations des auteurs ne sont pas encore connues, beaucoup voient Moscou derrière ses attaques qui interrogent : que cherche à provoquer le régime de Vladimir Poutine en France ? Vera Grantseva, politologue et auteure du livre « Les Russes veulent-ils la guerre ? », nous livre son analyse.
La Dépêche du Midi : Est-il probable que cette nouvelle vague de vandalisme ait été organisée par la Russie ?
Vera Grantseva : Ce n’est pas à exclure, même s’il convient de rester prudent à ce stade. On ne dispose pas encore de suffisamment d’éléments pour confirmer cette hypothèse avec certitude. Chaque cas est particulier, et dans celui-ci, il est encore trop tôt pour désigner clairement un responsable. Cela dit, on sait que la Russie a déjà eu recours à ce type de méthodes en Europe. Elle a notamment organisé des campagnes visant à exploiter la question de l’antisémitisme, un problème réel, pour le renforcer et lui donner davantage d’écho. Un exemple marquant remonte à octobre 2023 : après l’attaque du 7 octobre en Israël et le déclenchement de la guerre qui a suivi, des individus liés au régime de Vladimir Poutine ont tagué des bâtiments parisiens avec des étoiles de David, un symbole associé à la persécution des Juifs sous le régime nazi. Ce type d’action s’inscrit dans une stratégie visant à amplifier les divisions au sein de la société française. Pour autant, dans le cas présent, d’autres pistes ne peuvent être écartées, comme l’implication d’un groupuscule antisémite ou d’une organisation dont le profil reste encore inconnu.
Quel intérêt le régime de Vladimir Poutine a-t-il à attiser l’antisémitisme en France et en Europe ?
Depuis sa réélection contestée en 2012, après des élections entachées de fraudes et une vague de contestation en Russie, Vladimir Poutine a changé de posture. Il est passé d’une stratégie défensive à une logique d’agression. L’Union européenne, en tant que régime démocratique, incarne une alternative séduisante pour la population russe et représente donc une menace pour son autorité. Dès lors, sa stratégie a consisté à affaiblir les démocraties européennes de l’intérieur, en exploitant leurs vulnérabilités. Il ne s’agit pas d’inventer des problèmes, mais de s’appuyer sur ceux qui existent déjà, comme l’antisémitisme, pour les amplifier, les envenimer, et semer la division. En attisant les tensions sociales, le Kremlin cherche à empêcher les pays européens de consacrer des ressources à la défense des valeurs démocratiques, et à les détourner d’un soutien actif à la cause démocratique en Russie. Dans ce cadre, l’antisémitisme devient un levier parmi d’autres. Il alimente une fracture sociale, en créant par exemple des tensions entre communautés juives et musulmanes, souvent accusées à tort d’être porteuses d’un antisémitisme lié à la politique israélienne au Moyen-Orient. Cette stratégie de la division vise à paralyser les sociétés et à les détourner de leur rôle d’acteurs démocratiques.
Ce type d’acte pourrait-il servir les intérêts de l’extrême droite française ?
C’est possible, bien que les conséquences puissent être ambivalentes. D’un côté, ces tensions peuvent servir le discours de l’extrême droite, qui cherche régulièrement à désigner les étrangers, en particulier issus de pays musulmans, comme responsables de l’insécurité ou de l’antisémitisme. Cela renforce leur narratif selon lequel certaines communautés importeraient le chaos en France. Mais à l’inverse, ces actions peuvent également provoquer un rejet de l’extrême droite si elles alimentent une instabilité trop importante.
Quels canaux Vladimir Poutine utilise-t-il pour influencer l’opinion publique française ?
Le régime russe dispose d’un arsenal très large pour mener ses campagnes d’influence. Il s’appuie d’abord sur les médias, avec des sites créés à l’image de ceux de médias occidentaux, des clones, pour diffuser de la désinformation, mais aussi sur des médias dits alternatifs, souvent complotistes et financés par le Kremlin. Des blogueurs peuvent aussi être rémunérés pour relayer les discours du régime, tout comme des « trolls » actifs dans les sections commentaires des sites d’actualité. À cela s’ajoutent les ingérences dans les élections et les cyberattaques menées par des hackers contre des institutions publiques ou des sites gouvernementaux. Cette stratégie, engagée dès 2012 et renforcée depuis le début de la guerre en Ukraine en 2022, constitue une opération d’ampleur contre l’Occident, dans le but de fragiliser les régimes démocratiques de l’intérieur.
Source
https://www.ladepeche.fr/

Vera Grantseva (Ageeva) est diplômée de la faculté de philosophie, de philologie française et de relations internationales de l’Université d’état de Saint-Pétersbourg. Elle a travaillé comme expert dans les relations internationales à la Mairie de Saint-Pétersbourg entre 2008-2016. Elle a fait un stage à la mairie de Chicago, Etats-Unis en 2012. En 2016 elle a soutenu une thèse de doctorat à l’Université d’état de Saint- Pétersbourg sur le thème du soft power russe. Elle était professeur associée de la Haute école des études économiques (HSE) en Russie en 2017-2023. Elle est enseignante à Sciences Po Paris depuis 2020. En 2023 son livre « Les Russes veulent-ils la guerre? » a paru dans la maison d’Editions du Cerf.