Haine des juifs : « Il y a quelque chose de nauséabond dans le climat intellectuel français »

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TRIBUNE. Déprogrammation d’Eva Illouz, boycott du MAHJ, affaire Théry… La rabbine Myriam Ackermann-Sommer déplore l’éviction croissante des personnalités juives pour présomption de sionisme.
Par Myriam Ackermann-Sommer*
a sociologue Eva Illouz, déprogrammée motif pris de ses activités au sein de l’université israélienne, puis réinvitée pour une conférence à l’université de Rotterdam. Voici une issue heureuse pour cette référence des sciences sociales, certes, mais le bégaiement de la direction de la faculté hollandaise pointe de façon flagrante la lente éviction de personnalités juives, sous couvert d’une présomption en sionisme.
En tant qu’enseignante dans plusieurs universités parisiennes depuis six ans, je suis moi-même témoin de l’érosion croissante du climat dans lequel baignent de nombreux étudiants juifs régulièrement sommés par les leurs de se positionner. Je ne peux ignorer ce qu’ils ressentent en lisant à l’entrée de leur lieu d’apprentissage « Sionistes, hors de nos facs », et comprenant en leur for intérieur « Juifs, hors de nos facs », étant donné l’attachement d’une majorité des juifs de France à l’existence de l’État d’Israël, quelles que soient leurs orientations politiques par ailleurs. Car, pour en revenir à des faits simples dans la cacophonie décoloniale ambiante, Israël reste un État-refuge pour la communauté juive.
Nouveaux croisés
En ce sens, c’est une grande partie du monde universitaire qui fait fausse route et se trompe radicalement d’adversaire. Ainsi, en amont d’un colloque d’historiens programmé les 15 et 16 septembre au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme (MAHJ) et à la bibliothèque de l’Arsenal, plusieurs chercheurs annulent leur participation, au prétexte qu’un programme de recherche en histoire médiévale de l’université hébraïque de Jérusalem (UHJ) finançait la participation d’une doctorante.
Symptôme, ô combien, plus alarmant du problème : la récente sortie de Julien Théry. Cet enseignant-chercheur à Lyon-2 a publié une liste de personnalités juives françaises qualifiées de « génocidaires à boycotter ». La Licra se saisit de l’affaire. On aurait pu penser que la gauche républicaine allait condamner ces dérives. Que nenni.
Jean-Luc Mélenchon, leader de La France insoumise, a tenu à exprimer sa « solidarité » avec l’auteur de cette liste, accusant la Licra d’inventer des « prétextes fallacieux ». Autrement dit : publier une liste de personnalités juives à mettre au ban de la société serait un acte de courage intellectuel.
On ne s’étonnera guère que Julien Théry ait écrit que l’antisémitisme de gauche était « la grande fake news » ou qu’il ait publié différents posts sur le réseau social X affirmant la légitimité de parler, comme Mélenchon, du peuple déicide (« je ne sais pas si Jésus était sur la croix, mais je sais que, paraît-il, ce sont ses propres compatriotes qui l’y ont mis ») sous prétexte que « le Nouveau Testament est en vente libre » – comprenez, c’est écrit dans le livre.
Environnement toxique
De fait, il y a quelque chose de singulièrement nauséabond dans le climat intellectuel français lorsqu’une sociologue de gauche, reconnue pour son analyse des émotions, du capitalisme affectif et des structures sociales contemporaines, se voit déprogrammée d’événements académiques et culturels… au seul motif qu’elle est israélienne. Ces déprogrammations témoignent d’une évolution globale tout à fait inquiétante.
Toute une partie de la scène culturelle française semble préférer la pureté idéologique à la nuance, la chasse identitaire à l’analyse.
Une tendance en l’espèce d’autant plus grotesque qu’Eva Illouz incarne, depuis vingt ans, une critique acerbe de la dérive illibérale des institutions israéliennes, qualifiant par exemple la réforme judiciaire de Netanyahou de « tentative de coup d’État », décrivant un pays « pris en otage par une coalition extrémiste », et appelle explicitement à une résistance politique. Tout cela est sans compter sur ses autres écrits, se réclamant d’une gauche universaliste.
Voilà donc celle qu’on entend censurer. Une figure intellectuelle de la gauche globale, critique virulente du nationalisme. Bref : exactement le genre de voix que tout défenseur sincère des droits palestiniens aurait dû vouloir amplifier. Mais toute une partie de la scène culturelle française semble préférer la pureté idéologique à la nuance, la chasse identitaire à l’analyse.
Dans cet environnement de plus en plus toxique pour les chercheurs et étudiants juifs et israéliens, qui place dans le même panier les opposants au régime et les figures associées à l’extrême droite israélienne au titre que « les uns et les autres sont des sionistes, et par conséquent des colons », on ne lit plus les textes, on n’examine plus les positions des uns et des autres, et on ne distingue plus une intellectuelle critique d’un gouvernement qu’elle combat.
Cessons ces capitulations intellectuelles
Cette indistinction totalisante est le terreau de toutes les radicalités. Elle ne sert pas les Palestiniens, elle n’affaiblit pas l’extrême droite israélienne : elle ne fait que renforcer la polarisation croissante du débat public, qui s’articule autour de questions simplistes : pour ou contre Israël ? Pour ou contre la Palestine ?
Or, chaque fois qu’un intellectuel est banni en Europe, le Premier ministre israélien peut expliquer à son électorat qu’« Israël doit se refermer sur lui-même et faire fi des critiques, car le monde entier déteste les juifs, y compris les plus modérés ».
On ne le répétera jamais assez à la gauche partisane du boycott institutionnel et individuel : boycotter ses alliés potentiels, c’est renforcer ses adversaires. C’est transformer un conflit politique réel en conflit identitaire fantasmé. Une dynamique d’autant plus détestable que les universités israéliennes sont à l’avant-garde de la critique institutionnelle. Les partisans du boycott scient donc la branche sur laquelle ils sont assis, et courent le risque de réduire au silence les voix de la modération.
Cessons ces capitulations intellectuelles. On ne se bat pas pour la justice en censurant ceux qui la défendent. On ne construit pas la paix en faisant taire ceux qui tentent de penser la complexité du conflit. Il est temps d’agir pour protéger l’espace académique et culturel, et de soutenir ceux et celles qui prônent et pratiquent la nuance dans leur pratique universitaire quotidienne, plutôt que de laisser libre cours à la fièvre et à la déraison.
*Myriam Ackermann-Sommer est rabbine, enseignante à l’université et essayiste. Dernière publication : « Les Nouveaux Moutons de Panurge » (Albin Michel, 2025).

source Le Point

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