MICHEL DREYFUS :L’antisémitisme à gauche : histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours

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Michel Dreyfus s’attache à combler un vide historiographique d’importance : hormis quelques études centrées sur l’antisémitisme de certaines figures de gauche, il n’existait pas, à la date de la première édition de ce livre, de travail d’envergure allant du socialisme utopique à nos jours. En choisissant d’étudier près de deux cents ans d’histoire de la gauche française, l’auteur ne se contente pas d’éclairer tout un pan de l’antisémitisme : il participe aussi à des débats toujours vifs, comme celui qui touche aux origines du fascisme ou, plus récemment, aux racines de l’antisémitisme contemporain. S’interrogeant sur l’existence d’un antisémitisme de gauche, propre à cette famille politique, le livre présente ainsi l’intérêt de comparer cette forme d’antisémitisme avec celles de son époque et celles émanant d’autres familles politiques. L’auteur, spécialiste du mouvement ouvrier et particulièrement du syndicalisme, s’intéresse essentiellement au discours public de la gauche, ce qui explique la prévalence de la presse dans le choix de ses sources.
2M. Dreyfus constate l’existence de plusieurs phases d’antisémitisme à gauche, qui se succèdent et se chevauchent parfois, en combinant plusieurs des stéréotypes établis lors de périodes précédentes. D’abord, et de manière assez précoce, certains des premiers penseurs socialistes reprennent une judéophobie catholique, désignant les juifs comme des profiteurs et des usuriers. Cette association des juifs avec les puissances de l’argent trouve son paroxysme dans la figure des Rothschild, abondamment caricaturée et attaquée par ces socialistes. Chez des penseurs comme Toussenel (Les juifs, rois de l’époque, 1847), le mythe chrétien est très présent et modernisé par l’ajout d’une vaste conspiration cosmopolite dont la France serait la victime.
3S’agissant des années 1880, qui voient le développement de l’antisémitisme moderne autour du racialisme et du nationalisme, Michel Dreyfus analyse finement les différentes positions des socialistes français : si certains utilisent très volontiers des stéréotypes antisémites, liant le rejet de la finance et du capitalisme à la haine des juifs, d’autres sont parfaitement imperméables à ces théories – les syndicalistes, notamment – ou au contraire s’érigent contre de telles associations, faisant du socialisme un défenseur de l’« égalité des races ».
4L’affaire Dreyfus marque une rupture fondamentale dans l’histoire de l’antisémitisme de gauche en France : il est désormais rejeté aux marges, et les principaux organes de presse ne s’en font plus l’écho que de manière très épisodique. L’un des apports de cet ouvrage est indéniablement la patiente et précise reconstruction des positions contrastées de la plupart des forces de gauche pendant toute la durée de l’Affaire. C’est à cette époque que les penseurs socialistes découvrent, grâce aux travaux de Leonty Soloweitschik, l’existence d’un prolétariat juif, ce qui permet de relier plus facilement rejet de l’antisémitisme et promotion du socialisme.
5Dans l’entre-deux-guerres, l’antisémitisme de gauche se manifeste principalement sous deux formes : d’abord, il s’incarne dans les attaques contre Léon Blum qui ne sont pas uniquement l’apanage de la droite, même si elles sont nettement plus limitées à gauche. Ensuite, le pacifisme intégral conduit une partie de la gauche socialiste à l’antisémitisme : les juifs sont alors dépeints comme des fauteurs de guerre, à la tête d’un complot mondial visant à affirmer leur pouvoir. Ces thèmes sont assez semblables à ceux que met en avant l’extrême droite à la même période.
6Après la guerre, l’antisémitisme est banni des partis de gauche et très violemment condamné. Il s’exprime alors dans certaines franges marginales de l’extrême gauche, sous deux formes principales : la réactualisation des thèmes anciens prenant appui sur une critique de l’État d’Israël, et le basculement dans le négationnisme. Fascinée par Céline et le non-conformisme, une partie de la gauche anarchiste rejette le modèle de l’antifascisme, accusé d’avoir empêché des bouleversements sociaux à la Libération. Cela conduit parfois à la mise en avant du négationnisme comme chez Paul Rassinier ou Roger Garaudy, tous deux issus de la gauche. Malgré tout, ces tendances sont extrêmement minoritaires, et l’auteur voit même, à la fin des années 1990, une disparition pure et simple du « négationnisme de gauche ».
7Le dernier chapitre est consacré à l’étude de l’antisémitisme en lien avec la critique de la politique israélienne. S’il relève des cas avérés d’antisémitisme, essentiellement à l’extrême gauche, M. Dreyfus conteste la thèse de certains théoriciens contemporains – Pierre-André Taguieff en tête – qui font de la gauche la nouvelle source de l’antisémitisme. S’attachant à discerner ce qui relève de l’antisémitisme et ce qui n’est que la critique de la politique israélienne, l’auteur utilise ses analyses précédentes pour donner une profondeur historique à son argumentation, permettant de définir et de préciser les contours, toujours discutés, de l’antisémitisme. Dans la postface à la présente réédition, M. Dreyfus revient sur les polémiques qui ont vu le jour à propos de ce chapitre : il réaffirme son désaccord avec ceux qui considèrent que la gauche est à l’origine de l’antisémitisme contemporain et relève que les exemples cités par ses adversaires – le plus souvent indiscutables – sont très peu nombreux.
8Par une démonstration convaincante, M. Dreyfus réfute donc l’existence d’un antisémitisme de gauche, c’est-à-dire propre à cette famille politique, privilégiant l’idée d’un antisémitisme à gauche, qui n’est pas différent de celui exprimé par d’autres acteurs politiques. Loin d’exonérer les antisémites de gauche de leurs responsabilités, cette analyse permet d’éclairer le processus de création et de diffusion de l’antisémitisme, né à droite et plus encore à l’extrême droite, avant d’être repris par certaines franges de la gauche.
Source
https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2-page-275.htm


Michel Dreyfus est un historien français, né le 12 décembre 1945.
Spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier, notamment du syndicalisme et de la mutualité, il est directeur de recherche au CNRS au Centre d’histoire sociale du XXe siècle à l’université Paris I.
« Après avoir passé le concours de l’École normale supérieure de bibliothécaire (ENSB) en 1969 et en être ressorti conservateur de bibliothèque l’année suivante, j’ai été nommé en janvier 1972 à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC)… », ainsi présente-il les débuts de sa carrière dans le numéro 79 des Cahiers Léon Trostky de décembre 2002. Il l’a quitté en 1982.
Michel Dreyfus a publié de nombreux articles dans Le Mouvement social, Communisme, Revue d’histoire moderne et contemporaine et Vingtième Siècle. Revue d’histoire. Il est également un des collaborateurs depuis 1976 du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français publié sous la direction de Jean Maitron et Claude Pennetier (44 volumes aux Éditions Ouvrières/Éditions de l’Atelier).
Il appartient au comité de direction de la Revue des études coopératives, mutualistes et associatives (Recma)1. Enfin, il a été un des fondateurs, en 1983, du centre d’études et de documentation sur l’émigration italienne (CEDEI) qu’il préside depuis 1995.
Il a mené récemment des recherches sur l’histoire comparée des assurances sociales en Europe, de 1914 à 1945, et sur les rapports entre la gauche et l’antisémitisme à la fin du XIXe siècle.

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